Faut-il ou non fêter le carnaval en cette année 2025 ? Le débat fait rage alors qu’approchent les trois jours gras. Qu’on soit pour ou contre, qu’il ait lieu en certaines régions du pays et pas dans d’autres, que le bizarre attelage qui tient lieu de gouvernement maintienne ou non son projet de « Carnaval National » à Fort-Liberté importe peu dans cette réflexion. C’est que, même réduit à une idée, ou à une hypothèse, le carnaval aura bien rempli une de ses fonctions essentielles, celle de proposer à la société une image révélatrice d’une facette refoulée d’elle-même. Image forcément quelque peu déformée, comme le sont toujours celles réfléchies par les miroirs grossissants. Caricaturales ou excessives, peut-être, mais pas mensongères pour autant.
Faut-il ou non célébrer le carnaval malgré les viols et violences, incendies, destructions et carnages qui s’additionnent et s’intensifient de semaine en semaine depuis près de cinq ans ? Les dénombrements macabres, dans l’Artibonite, le département de l’Ouest et particulièrement la zone métropolitaine justifient-ils qu’on porte atteinte aux traditions (immuables ?) et aux possibilités de détente, de plaisir ou, pour reprendre un mot galvaudé, de défoulement de la population des huit autres départements ?
Les images distordues que nous renvoie le carnaval-miroir sont celles de la division. Ironie de l’Histoire, nous nous sommes complus si longtemps dans une présentation du carnaval comme ce moment annuel de grâce où, sans distinction de classes, de catégories sociales ni de nuances épidermiques, les Haïtiens se frottaient les uns aux autres, dans le partage de… De quoi, au fait ? (1) Mais il est vrai qu’Eros y trouvait davantage son compte que Thanatos et notre carnaval était finalement un exutoire à la violence et aux frustrations refoulées de l’année. Et sous un certain angle ou éclairage, c’était bien, quoique fragile. (2) La division-parcellisation que réfléchit ce miroir grossissant vient-elle de sa brisure par un choc malencontreux avec le réel ou de sa brisure par une balle perdue ? Miroir brisé ou reflet d’une société éclatée ? Le sentiment de deuil qui nous accable dans notre « république de Port-au-Prince » et ses annexes territoriales n’irrigue pas le pays comme le ferait un sentiment national de deuil ou un sentiment de deuil national. D’ailleurs l’idée n’a surgi de nulle part que, même symboliquement, un des trois jours gras aurait pu être sacrifié ou offert comme celui pendant lequel tout le pays serait invité à s’unir dans l’empathie avec les victimes vivantes et en mémoire de celles dont parfois, même un cheveu n’a pu être retrouvé par la famille, quand cette dernière compte encore des survivants.
Certes, les deux départements à la plus forte densité démographique et qui __ ô coïncidence ! __ ne seraient pas appelés à participer aux prochaines consultations populaires, (référendum sur la constitution et élections nationales à tous les niveaux), l’Artibonite et l’Ouest se trouvent placés par ce miroir carnavalesque face à l’image inversée de la situation que par habitude nous percevions comme normale : Eux d’abord et les autres après,… s’il en reste. N’y a-t-il pas des questions à soulever et des réponses à chercher devant cet échec bicentenaire à former nation, au lieu de continuer à élargir la fracture ?
Pris dans leurs singularités socio-économiques et leurs particularités régionales, les arguments des pro et des anti-carnaval me semblent défendables et mon propos n’est pas d’en débattre ici. Il est plutôt de souligner que seul peut transcender ces antagonismes d’intérêts également légitimes (à première vue) la recherche de ce que dans le Contrat social, Rousseau appelait la volonté générale, expression de l’intérêt commun. Ou encore ce « plébiscite de chaque jour », selon l’expression de Renan, ce principe spirituel, dans lequel liés par une culture, une mémoire et une histoire commune, les con-citoyens (plan légal) choisissent de continuer à mener une vie commune pour réaliser ensemble un projet commun.
L’État haïtien (tous gouvernements confondus) a échoué dans cette tâche à laquelle il ne s’est jamais véritablement attelé. Ce miroir du carnaval est peut-être l’ultime rappel à tous ceux capables et donc responsables d’y réfléchir, gouvernement, et différentes catégories de la « société civile » qu’il est impératif et urgent de souder nos composantes disparates dans une mosaïque les unissant en Nation haïtienne. Sinon, sinon, sinon…
(1) Ceux de mes lecteurs qui ont de vieilles références apprendront en les questionnant qu’avant que Duvalier ne se soit approprié des fêtes nationales (1er janvier, 18 mai, 18 novembre) en leur imprimant un caractère politique partisan, c’étaient-elles qui unissaient les com-patriotes. En compensation, il nous avait laissé le carnaval, comme un os à ronger, inoffensif.
2) Quand je suis parti pour continuer mes études en France en 1973, au Champ-de Mars, tout le monde était au niveau du sol, au mieux quelques-uns plaçaient leurs enfants à l’arrière d’un « Pick-up » ou sur le toit d’une voiture. Quand je suis revenu au pays en 1976, il y avait les « stands » D’où les hauts- placés ou haut- perchés descendaient quand ils le souhaitaient se frotter au peuple, s’imprégnant de l’odeur forte de sa sueur, de sa liberté et… Le carnaval, moment d’abolition des cloisonnements ?
Pétionville, le 14 février 2025
Patrice Dalencour