Les chroniques de Jorel François

Directeur du Centre Lacordaire

Un mur à la frontière

Sans forcément opposer migrants syriens ou autres migrants non-européens et ceux ayant à voir avec la conjoncture que l’on sait, on ne peut toutefois ne pas remarquer qu’hier encore on avait l’impression que le monde était plein, tel un œuf et la pandémie du Corona Virus aidant, il était impossible de bouger. Les migrants mourraient dans la Méditerranée et il était même question de délit pour dissuader de venir en aide à ceux qui parvenaient à mettre pied à terre. D’ailleurs quand ils étaient repêchés, ils étaient parqués dans des camps improvisés. Ce qui est vrai pour l’Europe l’est aussi pour d’autres endroits dans le monde, aux États-Unis d’Amérique par exemple où des Haïtiens entre autres sont refoulés malgré l’affreuse situation qu’ils cherchent à fuir. Vint la guerre en Ukraine, les murs sont subitement tombés en Europe, les frontières ouvertes, du moins pour les Ukrainiens. Tout en prenant la mesure de la catastrophe qui s’est abattue sur ces derniers, on ne peut en tout état de cause ne pas reconnaître que pareille attitude risque de donner à penser à la politique de deux poids deux mesures, d’autant plus qu’il y a des passifs liés à l’histoire coloniale, au racisme toujours présent dans le monde et autres types de discriminations possibles. Mais par-delà le risque bien réel de politique de deux poids deux mesures, il faut surtout retenir le miracle de cette solidarité intra-européenne. Voilà qui devrait tenir lieu de paradigme pour le monde d’aujourd’hui. Si le monde pouvait toujours se montrer aussi fraternel et solidaire, il est presque certain qu’il n’y aurait pas d’attentats à l’intérieur des frontières ni de bombes larguées sur des pays, et qui détruisent, polluent et qui enlèvent des vies humaines.


À la lumière de cette belle leçon de solidarité de proximité, en regardant du côté de la Caraïbe, force est de reconnaître qu’il n’est rien de semblable entre Haïti et la République Dominicaine par exemple, où les relations sont plutôt mauvaises.

Arrestation et déportation intempestive de soi-disant migrants, refus de donner des soins de santé à des citoyens d’origine haïtienne, difficultés pour les étudiants de citoyenneté haïtienne de pouvoir renouveler leur carte de séjour… Ces derniers sont parfois rançonnés, capturés en pleine rue ou dans des transports publics et renvoyés sans aucune autre forme de procès en Haïti. Et de surcroit il est aujourd’hui question de construction d’un mur sur la frontière, lequel est en chantier depuis février 2022. Dire qu’il s’agit d’une toute petite île, tout au plus d’environ 60 mille Km2, partageant à bien des égards une même histoire, un même patrimoine.

Des frères séparés

L’île, comme on le sait, après avoir été amérindienne, est devenue espagnole à la fin du XV e siècle. Séparée entre la France et l’Espagne officiellement en 1697 par le traité de Ryswick, elle est réunifiée par Toussaint Louverture en 1795 suite au traité de Bâle entre l’Espagne et la France, puis par Jean-Pierre Boyer en 1821. Séparée de nouveau à partir de 1844, les dernières tentatives de réunification datent de 1849, puis 1850 et 1855 sous Faustin Soulouque. Depuis l’île est partagée par deux États séparés (la République d’Haïti et la République Dominicaine) avec un dernier tracé de frontière arbitré par les USA au XX e siècle suite à massacre perpétré par des Dominicains sur des Haïtiens en 1937 autour d’un cours d’eau qui depuis porte le nom de Rivière des Massacres. Y périrent alors environ 15 000 Haïtiens.

Haïti et l’Amérique Latine

L’Espagne est chassée de l’Île depuis le traité de Bâle. Et suite à l’indépendance officiellement proclamée en janvier 1804, ce n’était ni les USA ni l’Angleterre, mais bien Haïti, ci-devant, Saint-Domingue, qui a aidé l’Amérique Latine à se libérer des Espagnols et ouvert ainsi la voie à d’autres États indépendants en Amérique qui ne soient pas de ressortissants d’origine européenne. De l’argent, des armes, des vivres et des hommes ont été fournis en 1806 par Jean-Jacques Dessalines, père fondateur de l’indépendance haïtienne, à François Miranda, un créole comprenant le français qui, dès 1781, à la faveur de l’indépendance étatsunienne, avait commencé sa lutte pour l’autonomie du Venezuela, la Petite Venise. Quelques années plus tard, en 1816, « l’illustre Bolivar, libérateur et fondateur de cinq républiques de l’Amérique du Sud (…) se rendit, dénué de toutes ressources, à la Jamaïque où il implora en vain le secours de l’Angleterre, représentée par le gouverneur de l’île. Désespéré, à bout de moyens, il résolut de se diriger en Haïti et de faire appel à la générosité de la République noire », rappelle Anténor Firmin, homme d’État haïtien de la fin du XIX e et du début du XX e siècle.

Nous savons que de la Jamaïque, le 19 décembre 1815, Simon Bolivar écrivit à Alexandre Pétion alors chef d’État de la République d’Haïti en ces termes : « Les circonstances, Monsieur le Président, m’obligent, malheureusement pour moi, à me diriger vers l’asile de tous les républicains de cette partie du monde (…) En route vers mon pays, il me faudra faire escale dans celui de Votre Excellence (… Si Votre Excellence veuille bien me le permettre), j’irai me présenter à elle aussitôt arrivé aux Cayes où quelques-uns de mes amis attendent pour discuter avec moi des événements concernant l’Amérique du Sud.

J’ai le ferme espoir, Monsieur le Président, que notre affinité de sentiments pour la défense des droits de notre patrie commune me fera bénéficier de la part de Votre Excellence des effets de son inépuisable bienveillance comme à tous ceux qui jamais ne se sont adressés à elle en vain ».

Simon Bolivar fut reçu aux Cayes, au sud d’Haïti, par Pétion le 2 janvier 1816. Il repartit avec huit navires remplis d’hommes, d’armes et de munitions. Il quitta les Cayes le 10 avril de la même année pour l’Amérique du Sud.

« Dois-je faire savoir à la postérité qu’Alexandre Pétion est le libérateur de ma patrie », demanda Bolivar avant de s’en aller?

Pétion qui se souvint que les États-Unis avaient fait leur indépendance mais avaient maintenu l’esclavage des Noirs se contenta de répondre : « Non, promettez-moi d’abolir l’esclavage des Noirs là où vous commanderez ».

Ayant échoué dans ces dernières tentatives, Bolivar revint de nouveau en Haïti. Il rencontra Pétion le 18 décembre 1816 et repartit au début de 1817 toujours avec des bateaux, des armes et des munitions, et cette fois-ci avec le drapeau vénézuélien, créé en Haïti. Il affronta « le général Morillo qui voulut lui barrer le passage, il marcha, de triomphe en triomphe, jusqu’à la complète expulsion des troupes espagnoles et la proclamation définitive de l’indépendance vénézuélienne, qui fut solennellement célébrée à Caracas ».

Ainsi « son armée marcha de victoire en victoire. Il établit un gouvernement révolutionnaire à Angostura, actuelle Ciudad Bolivar, et fut élu président du Venezuela ».

Conformément à ce qui lui avait été demandé en Haïti, explique Firmin : « il continua la campagne (…) il conquit l’indépendance de la Nouvelle-Grenade et la réunit à Venezuela pour former la république de Colombie (…) il donna la main aux habitants du Haut-Pérou qui, à l’aide des Colombiens commandés par le général Sucre, défirent les Espagnols dans une bataille décisive livrée aux environs d’Ayacucho, et fit proclamer la république de Bolivie. Par la victoire de Junin qu’il remporta sur les armées espagnoles, l’indépendance du Pérou fut complètement raffermie et la puissance coloniale de l’Espagne à jamais ruinée ».

S’il existe encore en dehors d’Haïti, de la Martinique, de la Guadeloupe et d’autres endroits en Amérique comme la Jamaïque et les Bahamas une certaine présence de Noirs, l’on sait que dans certains pays latino-américains, comme l’Argentine par exemple, ils ont été systématiquement mis en première ligne lors des batailles subséquentes, et des pays comme la République Dominicaine ou l’Uruguay ont mené une politique de blanchiment de la population de sorte de sorte qu’il n’en subsiste de nos jours plus beaucoup.

Haïti et le reste du monde

Toujours au XIX e siècle, alors que la Grèce se battait dans l’empire ottoman pour son indépendance et que, comme écrit l’abbé Grégoire dans le langage de l’époque, « des Français aveuglés par la soif de l’or » vendaient « leur expérience, leur bravoure à la férocité musulmane contre les Grecs », Haïti, indépendante seulement depuis vingt ans, fut le pays qui participa à ses côtés pour défendre son droit à l’autodétermination, à la liberté.

À la fin du XIX e et au début du XX e siècle, Haïti, notamment en la personne de Bénito Sylvain, a travaillé au rapprochement de l’Afrique (Éthiopie et Liberia) et se dépensa au service du panafricanisme.

Au moment de la décolonisation officielle de l’Afrique, beaucoup de professeurs haïtiens, encouragés par l’ONU, se sont retrouvés au Congo pour suppléer aux Belges dans le domaine éducatif. On en rencontre, quelques années plus tard, un certain nombre au Québec. Ayant terminé leurs études en France et en Belgique, et n’ayant pas voulu rejoindre et conforter la dictature de Duvalier, ils ont collaboré à la mise en place et à la consolidation du système éducatif et sanitaire québécois.

Haïti, c’est donc un pays avec peu de moyens mais qui s’est toujours montré généreux à l’endroit d’autres considérés comme des frères, qui ne lui ont pas toujours rendu la pareille.

Des murs au sens symbolique comme au sens propre

Dès le début du XIX e siècle, un mur symbolique, politique et économique est mis en place entre Haïti et le reste du monde. L’Amérique latine, libérée, réunit les pays de la région en 1826 au congrès panaméricain, et Haïti n’a pas été invitée. Le congrès a été pourtant organisé par Bolivar!

Si dès 1825 la France promit, contre indemnisation, de reconnaitre l’indépendance du pays – des menaces ont été proférées dès 1818, rien ne semble vraiment avoir été concrètement fait pour l’aider à sortir de son isolement politique. Il faut attendre 1860 pour que le Vatican reconnaisse l’Indépendance d’Haïti en signant un concordat avec le gouvernement de Fabre Geffrard.

Pendant tout le XIX e siècle, les États-Unis semblent avoir profité des denrées d’Haïti sans payer et sans une reconnaissance officielle de l’indépendance jusqu’à ce qu’ils montrent des velléités ouvertement dominatrices qui se sont concrétisées dans le pays à partir de 1915 avec l’Occupation dont l’Haïti d’aujourd’hui est la conséquence.

Haïti est donc née malheureusement isolée, sans que ce ne soit parce qu’elle n’aurait pas fait des efforts pour s’intégrer au concert des nations. Il fallait nier son existence et l’étrangler comme état-nation et limiter son influence alors vraisemblablement néfaste à un certain ordre. Comme le soulignait déjà un auteur : « l’Haïti indépendante » était « une première barrière contre le flot montant des théories racialistes et des racismes tout court ». Elle « proclam(ait) à distance l’égalité et la fraternité universelles : la liberté, (elle ne l’avait pas acquise pour elle seule) ». Et son expérience était alors à décourager.

Depuis lors et plus encore depuis quelques années, le peuple haïtien vit dans une détresse manifeste et connue de tous. La terre se met subitement et désormais presque quotidiennement à trembler sous ses pieds (rien qu’au mois de février dernier, 137 séismes ont été enregistrés), des tempêtes et inondations… Le peuple est aux abois, laminé par la misère, écrasé par l’insécurité politique et la violence organisée, entretenue. Il est humain de se demander si des murs symboliques ou au sens propre sont vraiment aujourd’hui les réponses à donner à cette détresse.

Jorel FRANÇOIS