Les chroniques de Jorel François

Directeur du Centre Lacordaire

Haïti : Crise d’essence et hôpitaux fermés

Ce titre épingle deux faits actuels de la tragédie en cours dans le pays : pénurie d’essence et fermeture des principaux centres de santé. Mais à en croire l’actuel Premier Ministre, il n’y a pas de crise d’énergie électrique en Haïti. Il n’y aurait alors pas de lien de causalité entre l’un et l’autre élément évoqués. Comment comprendre cette affirmation?

Haïti dispose pour son alimentation locale en énergie essentiellement d’un barrage hydroélectrique (à Péligre, au Centre du pays) dont la construction remonte à la présidence de Dumarsais Estimé (1946-1950). Ce barrage produit en réalité une toute petite quantité de l’énergie électrique localement consommée, et sa production est sans cesse décroissante en raison de la diminution des eaux liée au réchauffement climatique età la catastrophe du déboisement. La majeure partie de la quantité d’énergie électrique consommée vient de centrales thermiques, qui tournent alors grâce aux énergies fossiles. L’éolien comme le solaire ne sont pas localement développés bien qu’il s’agit d’une île située dans une zone tropicale. Par ailleurs, si le sous-sol du pays renferme entre autre richesse du pétrole, ce dernier n’est pas exploité. La totalité de la quantité depétrole consommé sur place est alors importée des États-Unis et tout récemment, dans le cadre du Pétro-Caribe, du Vénézuela, sachant que l’accord du Pétro-Caribe aurait été suspendu suite au scandale financier qu’il avait provoqué dans le pays.

Cela étant, le pétrole importé est stocké dans deux Centres, tous deux situés à Port-au-Prince : un premier à Torland (à Carrefour, au sud de Port-au-Prince) avec une capacité réduite de stockage, puis un deuxième : celui des Varreux, sis au nord de Port-au-Prince, avec une plus grande capacité de stockage (70% de plus que celle du Centre de Torland). De ces deux uniques grands lieux de stockage, centralisme port-au-princien oblige, ce pétrole importé est redistribué dans le reste du pays.


Depuis le mois de septembre dernier, le réseau local est difficilement et finalement pas du tout alimenté. Non parce qu’il y aurait rupture de stock en tant que tel dans le circuit international,mais parce que les camions-citernes qui, à l’intérieur du pays, devaient transporter le pétrole importé aux deux grands Centres de stockage, et de là le redistribuer dans le reste du pays, ne peuvent plus vaquer à cette activité. Ces deux principaux lieux de stockage sont pris en otage par des gangs armés qui empêchent leur ravitaillement. En octobre dernier, le gouvernement, en la personne de son Ministre de l’Intérieur, a tenté de débloquer celui de Carrefour, son cortège a été mis en déroute sous les feux nourris du gang G9 (regroupement de neuf petits gangs) qui occupe(nt) la zone.

Cette pénurie d’essence provoque évidemment une paralysie totale ou presque du pays. Comme au temps du blocus international imposé au pays dans les années 1990 officiellement pour forcer le retour au pouvoir de Jean-Bertrand Aristide suite au coup d’état militaire que l’on sait, certains parviennent à se ravitailler au marché noir (à partir de la République Dominicaine), mais les voitures circulent peu, les hôpitaux ferment leurs portes et ne peuvent plus offrir les soins minimum de santé à la population. Les réseaux téléphoniques sont en panne. Plus des deux tiers du réseau de la Digicel par exemple ne fonctionnent plus.

En plus du covid, de la menace du retour du choléra, du renvoi forcé des migrants tant en provenance des États-Unis que d’autres pays comme le Mexique et la République Dominicaine qui se poursuit, et de l’insécurité généralisée (assassinats aveugles, séquestrations répétées…) qui sévit dans le pays, il faut alors rajouter cette mégapanne de pétrole et tout ce qu’elle entraîne de conséquences catastrophiques sur la vie quotidienne. Par ailleurs, la menace d’une guerre de tous contre tous (comme je l’ai écrit dans un autre article) reste actuelle, et même elle est en train d’évoluer vers une possible guerre civile.

Pour qu’il soit question de guerre civile, il faut,comme on le sait, deux ou plusieurs groupes antagonistes qui s’affrontent sur fond d’idéologie à l’intérieur d’un pays. Cette double condition, absente voilà peu (ce pourquoi auparavant je parlais plutôt de menace de guerre de tous contre tous), est en train de se réaliser. Depuis septembre dernier,suite au fait que des pasteurs protestants (sachant que le protestantisme présent en Haïti n’est pas le protestantisme classique que l’on connait en Europe mais des groupes évangélistes à tendance pentecôtistes mis en place à partir des USA), ont été séquestrés dans l’aire de la Capitale, des leaders religieux, vraisemblablement peu instruits, sont en train d’inviter leurs ouailles à la résistance armée. Haïti est un pays très religieux même si pas forcément chrétien, et les gens, généralement peu instruits, sont facilement manipulables. Ces leaders religieux, au cours de service religieux, invitent ces gens simpleset crédules à s’armer littéralement de machettes(sorte de serpettesgénéralement importées du Brésil) et à s’en servir éventuellement contre les gangs. Des machettes contre des mitrailleuses : on imagine donc le scénario! Et l’élément idéologique est évoqué plutôt par certains chefs de gangs. Quand bien même ils séquestrent à tout venant et tyrannisent plutôt les pauvres et ce qui reste de la classe moyenne, à les entendre il s’agit désormais d’une lutte de pauvres contre riches, et par riches il faut comprendre quelques familles d’origine étrangère – présentes en Haïti depuis la fin du XIX e siècle, et qui, à la faveur de crises politiques et de mauvaise gouvernance, ont pu concentrer entre leurs mains plus de 50% des richesses du pays. La situation est donc désormais plus que sérieuse. Il faut vraiment craindre pour Haïti un Rwanda bis.