Les chroniques de Jorel François

Directeur du Centre Lacordaire

Contribution d’Haïti à l’abolition de l’esclavage

Contribution d’Haïti à l’abolition de l’esclavage

Faut-il le rappeler : Platon fut vendu comme esclave. Reconnu heureusement par Annicéris, un Cyrénaïque, il fut racheté et rendu à la liberté. De retour à Athènes, il achète l’Académos et fonda l’école philosophique que l’on sait. Épictète passa une bonne partie de sa vie sous le joug de maîtres qui le maltraitèrent. Cette infortune ne lui a pas empêché d’être un philosophe. Mais l’esclavage est une situation si dégradante, si inhumaine et si abrutissante que la plupart des esclaves de l’histoire n’ont pas toujours eu le courage ni l’opportunité de faire, comme Épictète, contre mauvaise fortune, bon cœur. Cela étant, rares sont ceux qui ont accepté passivement leur sort sans chercher à le contrer d’une façon ou d’une autre.
L’esclavage renvoie à cette situation dans laquelle une personne ou un groupe de personnes humaines se trouvent en devoir de travailler (manuellement, intellectuellement, sexuellement…), dans la privation de leur liberté et celle d’un salaire juste en rapport à la qualité et quantité de travail fourni. Ainsi défini, le phénomène n’a manifestement pas disparu mais il s’est simplement adapté à l’évolution des mœurs, même s’il a été déclaré officiellement aboli et qu’Haïti, ci-devant Saint-Domingue, au moins en ce qui a trait à l’esclavage des Noirs, y a été pour quelque chose.

Origine possible de l’esclavage

Dans les mythes anciens, le travail est présenté comme étant au cœur de la condition humaine, et même comme un châtiment forcément accompagné de douleur et de souffrance. A en croire le poème babylonien de la création (l’Enouma elish), les hommes ont été créés pour faire ce que ne voulaient pas faire les dieux subalternes : travailler au profit des dieux supérieurs. Désormais les dieux ne travaillent ni ne souffrent tout comme il est de leur nature d’être plutôt immortels. Insouciants, ils vivent heureux, mangent sans devoir se donner la peine que se donnent les hommes pour leur service d’une part, et pour leur propre entretien d’autre part, en attendant qu’ils meurent.
Le mythe ayant pour fonction d’apporter une explication à un état de fait et aussi de le fonder, on comprend qu’il s’agit ici de donner bonne conscience à une certaine catégorie de personnes habituées à profiter du travail d’autres personnes estimées inférieures. Celles-là ne feraient qu’imiter les dieux qui veulent qu’il en soit ainsi, quand celles-ci en conséquence sont invitées à accepter l’ordre des choses en raison même de cette volonté divine et de leur infériorité naturelle supposée.
Le phénomène universel qu’est l’esclavage est donc probablement dû entre autres causes à la paresse, la cupidité et la méchanceté humaine qui poussent certains à vouloir profiter gratuitement du travail des autres au lieu de travailler eux-mêmes ou de rendre ce qui est juste et décent pour le travail fourni par autrui. Le phénomène est présent en Mésopotamie, en Égypte, en Israël, dans la Grèce ancienne comme à Rome. Il est précolombien. Aussi n’est-il aucunement surprenant qu’il se rencontre dans les sociétés africaines également. Cela étant, dans le cadre intrinsèquement africain, l’esclave d’avant la traite transsaharienne (musulmane) puis celle, transatlantique (européenne), finissait par être considéré comme un membre à part entière de la famille même s’il devait sans doute garder son rang d’esclave. L’arrivée des musulmans, au VII e siècle, puis des européens au XV e siècle, fait exploser ce cadre pour le transformer en une machine à broyer des vies humaines.

L’esclavage ancien comme celui organisé par les musulmans ont ceci de différent par rapport à l’esclavage issu de la traite transatlantique : ils ne s’exerçaient pas contre une seule ethnie ni une seule couleur de peau. L’acharnement sur une couleur de peau avec la traite européenne des Noirs et le racisme contre les Noirs auquel il a donné lieu ont même fait oublier l’aspect universel du phénomène. Il arrive de nos jours que nombre de gens pensent que seuls les Noirs avaient été des esclaves alors qu’en réalité le phénomène concerne toutes les toutes les sociétés.

Abolition de l’esclavage

Spartacus de Trace (l’actuelle Bulgarie) aurait été le premier esclave à avoir pris la tête d’un soulèvement d’esclaves (-73 à -71), mais le soulèvement des Noirs de Saint-Domingue (aujourd’hui Haiti) fut le seul à avoir conduit à l’abolition officielle de l’esclavage, au moins en un premier temps. Cela ne veut certainement pas dire qu’il ne fût déjà question d’abolition de l’esclavage dans l’histoire. La bible témoigne par exemple d’une année jubilaire invitant à une remise en liberté des captifs, et avec elle une remise des dettes et l’injonction de reposer le sol tous les sept ou plutôt tous les cinquante ans (Lévitique 25, 11.54 ; 24, 17). Par ailleurs, si le cylindre de Cyrus, découvert en 1879 à Babylone et se trouvant actuellement au British Museum, est authentique, la toute première abolition de l’esclavage historiquement connue date du V e s avant J.C.

Grâce aux idées stoïciennes et par la suite, chrétiennes, le système esclavagiste ancien a évolué vers plus d’humanité. Aussi en l’an 17 de notre ère, la loi Petronia interdit-elle déjà aux maîtres d’envoyer leurs esclaves aux bêtes ou de les faire participer contre leur gré aux jeux du cirque. Pareillement elle interdit de le frapper sans raison ou de l’abandonner s’il est devenu inapte au travail en raison de son âge et de la maladie. Enfin, la parenté servile est aussi reconnue : le maître doit éviter de séparer des esclaves mariés ou les parents de leurs enfants (cf. Jacques Ellul, Histoire des institutions de l’Antiquité, p. 480) ». Antonin le Pieux, empereur romain, apporta aussi sa contribution à cette évolution.
D’un autre côté, le christianisme aussi apporta sa pierre dans cette évolution. Les premiers chrétiens respectaient l’ordre social et l’esclavage qui en fit partie (cf. Épître de Paul à Philémon à propos d’Onésime, esclave), mais au fur et à mesure que les idées chrétiennes faisaient leur chemin dans les cœurs, le système allait s’adoucissant davantage pour culminer, au moins en un premier temps, à l’abolition de l’esclavage et de la traite au milieu du VII e siècle par Bathilde, régente du royaume des Francs.

Comme phénomène économique, social et politique, l’esclavage n’a pourtant pas vraiment disparu puisqu’il a fallu, qu’un nouvel édit de Louis X, daté du 3 juillet 1315, rappelle et affirme que « le sol français affranchit l’esclave qui le touche ». C’est qu’en réalité, par-delà l’édit de la reine Bathilde, l’esclavage romain n’avait fait que perdre sa brutalité pour virer en servage, au cœur duquel figurait le principe de non séparation des familles que l’on retrouvait déjà dans la loi Pétronia. Malgré l’édit de Louis X, Voltaire, en son temps, est scandalisé que cette pratique fût encore en cours dans certains endroits comme la Dauphiné par exemple – n’en parlons pas ailleurs, en Pologne ou en Russie par exemple. Il a fallu la Révolution française pour voir le servage disparaitre en France alors qu’il continuait tout à fait son cours dans d’autres pays. Et les musulmans, chassés d’Espagne de la reconquête, et à l’abri de l’empire ottoman, continuèrent, de leur côté, non seulement la pratique de l’esclavage, mais encore donnèrent-ils aussi la chasse aux européens pour les ramener en esclavage sur la côte barbaresque. Par ailleurs, la France qui, à l’instar d’autres nations européennes, s’était investie dans la traite des noirs, amplifie le phénomène et n’a pas songé à y mettre fin malgré la Révolution. Il faut attendre que les noirs de Saint-Domingue, aujourd’hui Haiti, fasse irruption sur la scène pour le rendre possible.

Haiti et l’abolition de l’esclavage

L’abolition de la traite transatlantique et celle l’esclavage des noirs ne figuraient pas dans les cahiers de doléances qui ont débouché sur la Révolution française. L’entreprise était trop rentable, et elle était légalisé par le fameux code Noir, signé par Louis XIV, qui assimilait l’esclave à un bien meuble, lui retirant tous les adoucissements ou presque autrefois obtenus grâce à la loi Petronia. Mais les évènements vont bousculer l’ordre des choses.

En Martinique, Guadeloupe, comme ailleurs, certains esclaves maronnaient jusque-là sans vraiment contester le système jusqu’à ce qu’eut lieu, à Saint-Domingue, la cérémonie du Bois-Caïman en août 1791 qui était en réalité un mot d’ordre. A partir de ce moment, le processus était enclenché. Des champs de cannes à sucre et des habitations sont livrées aux flammes. Plus encore, associés aux luttes armées menées tant par les blancs contre les affranchis, que par les affranchis contre les blancs, les esclaves vont de plus en plus se laisser pénétrer par les idées de la Révolution. En février 1793, les planteurs blancs de Saint-Domingue envoyèrent des députés à Londres pour négocier la livraison de la colonie aux Anglais moyennant le maintien les préjugés de couleur contre les Affranchis et les Esclaves. L’Angleterre accepta, et de fait, rapporte Schœlcher, « le 3 septembre 1793, Adam Williamson pour les Anglais et Venant de Charmilly pour les colons de Saint-Domingue signèrent un traité à la Jamaïque par lequel ‘la Grande-Bretagne s’engage (article 5) à conserver à Saint-Domingue toutes les lois relatives à la propriété qui existaient dans la colonie avant la Révolution française’ ». Peu de temps après, les anglais mouillèrent déjà le long des côtes de Saint-Domingue. Schœlcher explique alors que « cinq cents hommes détachés de la garnison de la Jamaïque et amenés par deux frégates entrèrent à Jérémie le 19 septembre 1793 et au môle Saint-Nicolas le 22 septembre, accueillis par les cris que poussaient les blancs de : ‘Vive le roi Georges! Vivent les Anglais!’. Les blancs livrèrent ensuite successivement aux Anglais Saint-Marc, l’Arcahaye (sic), le Grand Goave Tiburon et Léogâne (…) Les Commissaires civils (comprendre alors Sonthonax et Ailhaud) n’eurent point assez de force pour s’opposer à l’invasion. À peine pouvaient-ils garder le Cap, le Port-au-Prince, les Cayes et Jacmel, où ils conservaient l’autorité », et cela sans doute grâce à la présence des Affranchis et des esclaves auxquels, vu les circonstances, il avait donné la liberté et armés.

Auparavant, Sonthonax, ayant donc probablement eu vent des manigances des colons blancs, fit appel à un groupe d’esclaves pour défendre la colonie et leur promit la liberté. Il s’agissait avant tout de préserver les droits de la France sur la colonie. Ces derniers réclamèrent la liberté générale, ce qui leur fut donc accordée le 29 aout 1793. Consciente de l’évolution de la situation sur l’île, la Convention aurait aussi proclamé l’abolition de l’esclavage le 3 février 1794. Sonthonax est pourtant arrêté et renvoyé en France le 16 juin 1794 pour justifier sa conduite dans la colonie sous prétexte que la décision de libérer les esclaves ne faisait pas partie de la mission qui lui était confiée. Après avoir subi un procès qui dura six mois, Sonthonax est déclaré non coupable et la Convention, après avoir officialisé la décision qu’il avait prise, l’étendit à toutes les îles françaises, et lui ordonna de retourner à Saint-Domingue proclamer la nouvelle.

Quelques années plus tard, pour répondre aux velléités autonomiques de Toussaint Louverture, unificateur de l’île et à laquelle il avait donné une constitution, Napoléon envoya une expédition militaire (en 1801) avec la mission secrète de désarmer les anciens esclaves et rétablir l’esclavage. Schœlcher explique : « Une flotte de cinquante-quatre vaisseaux, petits et grands, portant vingt-trois mille hommes, presque tous tirés de l’armée du Rhin, quitta Brest, le 11 décembre 1801, sous le commandement du général Leclerc ». La flotte aborda les côtes saint-dominguoises en janvier 1802. Toussaint capitula après une brève résistance et fut arrêté par traitrise et déporté en France (en 1802). Outrés par la façon dont Toussaint a été traité et surtout après avoir appris le projet de Bonaparte de rétablir l’esclavage, les frères d’Armes de Toussaint, Dessalines à leur tête, décidèrent de reprendre les armes et de continuer la lutte jusqu’à l’indépendance.

Vers une deuxième abolition générale

En 1802, la France de Napoléon rétablit donc l’esclavage dans ses autres îles, sauf à Saint-Domingue qui choisit de faire la guerre. Suite à la victoire des troupes de Dessalines sur celles de Bonaparte en 1803, Haiti proclame officiellement son indépendance en 1804.
Quelques années plus tard, en 1807, l’Angleterre abolit la traite, mais l’esclavage, du côté anglais comme d’autres nations européennes, continue son cours. En 1838, les Noirs se soulèvent à la Jamaïque et mirent le feu dans les plantations. L’Angleterre dut la même année proclamer l’abolition de l’esclavage dans toutes ses colonies. Ce cap ayant été franchi, elle s’activa contre les autres nations européennes esclavagistes pour qu’elles fassent de même et ainsi éviter la concurrence déloyale. Ainsi, suite à la première proclamation de 1794 et le rétablissement de l’esclavage en 1802, la France, en 1848, abolit une nouvelle fois l’esclavage dans ses colonies, soit dix ans après l’Angleterre. Il est à noter que cette abolition dont Schœlcher a été la cheville ouvrière ne concernait que les possessions françaises comme la Martinique, la Guadeloupe, l’île de la Réunion… Aux États-Unis d’Amérique, il fallait encore attendre la fin de la guerre de Sécession en 1865 pour que l’esclavage soit officiellement aboli. Et le Brésil ne le fit qu’en 1888.

Conclusion

On aura donc connu dans l’histoire plusieurs abolitions de l’esclavage. La spécificité de celle proclamée en 1793 à Saint-Domingue, devenue par la suite Haiti, est une conquête entérinée en 1794 par la Convention. Elle a donc été une abolition pour ainsi dire arrachée par la force des choses, quand les autres ont été vraisemblablement données – exception faite de celle obtenue par la Jamaïque quelques années après l’indépendance d’Haiti et la suppression de la traite des Noirs par l’Angleterre.
Cela étant, si Haiti, ci-devant Saint-Domingue, a contribué à faire évoluer le système esclavagiste vers son abolition, il reste que le phénomène, même à l’intérieur de ses frontières, n’a pas vraiment été éradiqué. Il n’y a qu’à penser au phénomène de zombification (personne enterrée vivante suite à un processus d’empoisonnement qui laisse supposer qu’elle est morte) et celui des « reste-avec » (enfants donnés en domesticité) pour s’en convaincre. N’en parlons pas d’autres types d’injustices à commencer par celle du refus que chaque homme puisse être considéré comme un homme et soit traité en tant que tel. L’esclavage peut se conjuguer, de nos jours, avec travail sous-payé, travail au noir, exploitation sexuelle…

Jorel François, directeur du centre Lacordaire