Les chroniques de Jorel François

Directeur du Centre Lacordaire

Chronique sur l’histoire d’Haïti « un passé qui ne passe pas »

Un passé qui ne passe pas

 

Le mois de mai dernier (2022), le New York Times a publié une série de cinq articles à propos d’Haïti, de son histoire, de son actualité et des possibles raisons de sa pauvreté endémique. Le journal a évoqué la dette dite de l’indépendance et les prêts octroyés par des banques françaises, puis étatsuniennes plus ou moins en rapport avec cette dette payée à la France, qui a enfermé le pays dans une situation économico-politique délétère. Il a rappelé aussi la demande (publique) de restitution faite par Jean-Bertrand Aristide alors chef d’État en la célébration du bicentenaire de la mort de Toussaint Louverture (7 avril 2003), demande réitérée une année plus tard dans son discours aux Gonaïves, le 1er janvier 2004, Jour du bicentenaire de l’indépendance d’Haïti. Ce qui aurait été le motif de son renversement en 2004, le deuxième en date, sachant qu’il avait déjà été renversé une première fois lors de son premier mandat en 1991. Et depuis, plus que jamais, le pays ne cesse de sombrer dans un gouffre qui ne demande qu’à pouvoir définitivement l’engloutir.

 

Pendant plus d’un an le New York Times a mené l’enquête, et les résultats ont donné lieu aux articles susmentionnés. Et la presse, en France, s’est emparée de la question. Et subitement beaucoup de gens ont l’air de découvrir ce que savent tous les petits Haïtiens, ont-ils été à l’école ou non.

 

Des nègres indignes d’être libres ?

 

Beaucoup d’Haïtiens sont effarés de constater combien des étrangers – même cultivés – sont parfois peu ou pas du tout au courant de ces questions, qui renvoient pourtant à un moment unique dans l’histoire de l’humanité. Haïti, ci-devant Saint-Domingue, est le seul pays au monde à avoir mis ou avoir tenté de mettre en place un état suite à une révolte d’anciens esclaves qui avait réussi. Ces derniers, ayant juré de vivre libres ou de mourir, se sont vus comme obligés de prendre ce chemin en triomphant en un premier temps des troupes de Napoléon arrivées au pays en janvier 1802 et en proclamant leur indépendance en un second temps par rapport à une Métropole alors infidèle aux idées de liberté, d’égalité et de fraternité charriées par la Révolution française. La Métropole cherchait manifestement à leur remettre les chaines aux pieds pour les maintenir dans des situations qu’elle-même reconnaissait indignes de l’homme. L’initiative d’Haïti, plus que celle des États-Unis d’Amérique par rapport à l’Angleterre, a probablement contribué au réveil de l’Amérique latine qui, à l’exception de Cuba et du Brésil, a dans la foulée également pris son indépendance par rapport à la Métropole espagnole. Tandis que l’indépendance des pays latino-américains a été reconnue, tel n’a pas été le cas pour celle d’Haïti, qui n’a même pas été invitée au premier congrès des États américains. Indépendante, Haïti est traitée dans les correspondances de l’époque comme un pays rebelle à soumettre. Parmi les entreprises faisant parti de la stratégie de la soumission : l’isolement diplomatique contre lequel il fallait désormais qu’elle lutte. Le pays accepta d’indemniser les anciens colons esclavagistes, imaginant sans doute pouvoir ainsi mettre fin à son isolement diplomatique. Mais depuis, son rêve d’indépendance a viré en cauchemar. Son économie vampirisée, et sa politique mise au pas, c’était le retour à l’esclavage sans le nom. Car enfin n’est-ce pas redevenir esclave que de devoir travailler de nouveau au bénéfice exclusif d’un autre que soi? Qu’était-ce cette soi-disant indépendance « politique » sans l’indépendance économique?

 

Les anciens maîtres avaient estimés ces nouveaux libres indignes de leur liberté et ont pu leur remettre les chaines d’une façon ou d’une autre comme cela avait été fait en Guadeloupe.

 

Une indépendance pourtant bien méritée

 

Les menées révolutionnaires des Nègres de Saint-Domingue étaient pourtant mondialement connues au début du XIX e siècle et la jeune République, crainte. Il est probable que la dialectique du maître et de l’esclave dans la Phénoménologie de l’esprit de Hegel paru en 1805ait d’ailleurs quelque chose à voir avec la Révolution Saint-Dominguoise. Hegel lisait la revue française Minerveet de 1792 à 1805 cette dernière rapportait les faits et gestes concernant l’évolution de la conjoncture à Saint-Domingue.

 

Si la jeune République a été mise au ban des nations et maintenue aussi longtemps dans cette situation, c’était non seulement pour des motifs racialistes (premier État noir au milieu d’autres constitués de blancs) mais bien encore pour circonscrire le mal qu’elle symbolisait et empêcher l’expansion de la contagion. Les États-Unis comme les Anglais ou les Français, pour ne citer que ces derniers, étant alors encore des peuples esclavagistes, ne pouvaient accepter pareille remise en cause d’un système qui leur était aussi profitable. Il fallait étrangler Haïti, étouffer son indépendance, la lui faire regretter et décourager du même coup les nouvelles vocations.

 

Les caricatures ont fait du Nègre un modèle de naïveté, de paresse, de docilité et de soumission. Voltaire, qui était terrible avec les Chinois, les Juifs, les Arabes comme avec les Lapons, les Samoyèdes, et qui avait massivement investi dans la traite des Noirs, lui reconnait une degré d’intelligence à peine au-dessus de celui d’un singe. Les Noirs,  toujours selon Voltaire, «se croient nés en Guinée pour être vendus aux blancs et pour les servir ».

 

Application formidable de la logique aristotélicienne qui veut que des hommes sont naturellement faits pour être esclaves et d’autres pour profiter de leur travail. La réalité fut tout à fait différente au moins à Saint-Domingue où les Noirs ont montré qu’ils savaient prendre des initiatives, taper du poing et dire non au sort qui leur était assigné, et proposer des alternatives.

 

Les Noirs de Saint-Domingue n’avaient jamais passivement accepté le système esclavagiste. Dès 1678, Padre Jean avait donné le ton avec une première révolte menée à Port-de-Paix, première capitale historique de Saint-Domingue après l’Île de La Tortue, et depuis les révoltes n’ont jamais vraiment cessé.

 

Le 07 octobre 1802, Charles Leclerc, chef de l’armée expéditionnaire de 1801, écrit à son beau-frère  Napoléon Bonaparte encore Premier Consul: pour que la France conserve Saint-Domingue, il faudrait «détruire tous les nègres des montagnes, hommes et femmes, ne garder que les enfants au-dessous de 12 ans, détruire la moitié de ceux de la plaine et ne pas laisser dans la colonie un seul homme de couleur qui ait porté l’épaulette. Sans cela jamais la colonie ne sera tranquille ». Et quelques années plus tard, Napoléon reconnait à Sainte-Hélène: « J’ai à me reprocher une tentative sur cette colonie lors du Consulat. C’était une grande faute que d’avoir voulu la soumettre par la force. Je devais me contenter de la gouverner par l’intermédiaire de Toussaint ».

 

Napoléon savait donc que jamais les Nègres de Saint-Domingue ne se seraient laissés faire, et la plupart des colons esclavagistes aussi, ce pourquoi ils redoublaient de cruauté pour maintenir ces derniers dans leur état d’abrutissement et forcer au respect de cette situation de fait légalisée par le code Noir de Louis XIV.

 

En France, dans le contexte de la restauration, des citoyens évoquent encore avec crainte les événements survenus à Saint-Domingue qui ont conduit l’indépendance de la colonie. Comme on le sait, si Louis Philippe d’Orléans, le cousin de Charles X, devint roi à sa place en 1830, ce n’était pas parce que la population ne s’évertuait pas à en finir avec les Bourbons revenus au pouvoir depuis la chute de Napoléon. Pour alimenter la lutte, Alexandre Dumas-Père, dans le contexte des Trois Glorieuses, quitta Paris et s’en fut à Soissons à la recherche de la poudre à canon. Il se retrouva chez le Vicomte de Liniers, royaliste, responsable de l’arsenal. Alors que ce dernier commençait à résister, Mme de Liniers, qui fut témoin de la mort violente de ses parents à Saint-Domingue (au Cap-Haïtien, alors Cap-Français)s’interposa entre les deux hommes. Elle supplia son mari de laisser-faire. A son avis, il s’agissait d’« une seconde révolte des Nègres…Souviens-toi, implore-t-elle alors à son mari, de mon père et de ma mère, massacrés à Saint-Domingue ! Donne l’ordre, je t’en supplie ! qu’on le laisse prendre cette poudre ! »

 

Mme de Liniers aurait été effrayée,commente-t-on, par la vue de Dumas : ses cheveux crépus, son teint qui lui rappelaient les circonstances de la mort tragique de M. et de Mme de Saint-Janvier, son père et sa mère à Saint-Domingue. Elle préférait alors que son mari capitule au lieu de devoir revivre les horreurs que cette société de violence inspirait aux anciens esclaves en lutte pour la reconnaissance de leur liberté et de leur dignité d’homme.

 

Haïti,invisible, inexistant

 

S’il était donc connu en Europe que les Nègres d’Haïti savaient comment s’y prendre pour faire valoir leur droit à la liberté parce que la Presse en parlait et en particulier en France où beaucoup de personnes en étaient immédiatement concernées, depuis on semble avoir voulu oublier ou plutôt ne retenir de ces événements que ce que l’on en a bien voulu retenir. Qui continue en effet de faire mémoire des services rendus à la France et à la liberté à partir d’Haïti, ci-devant Saint-Domingue, par quelqu’un comme le général Étienne Maynaud de Bizefranc de Laveaux ou le commissaire Léger-FélicitéSonthonax ?

Qui en dehors d’Haïti et d’une poignée d’intéressés, sait encore aujourd’hui que malgré sa soi-disant indépendance et pauvreté désormais proverbiale ce pays, maintenu à l’écart du concert des autres nations, continue d’être un lieu de pillage – son sol, son sous-sol, ses fonds marins… Deux ans après son indépendance, Jean-Jacques Dessalines, le père fondateur de l’indépendance et empereur, a été lâchement assassiné, haché en morceaux, pour avoir commencé à s’y opposer; et le pays, lui-même, scindé en deux: la République, qui réunit l’Ouest et le Sud avec Alexandre Pétion, et le royaume du Nord avec Henri Christophe comme monarque, qui allait de Saint-Marc à la frontière Haïtiano-dominicaine en passant par Gonaïves, le Môle Saint-Nicolas et Port-de-Paix.

 

De nos jours, peu de Français savent qu’Haïti a été une colonie française, et de loin la plus florissante. D’ailleurs quand on dit « colonisation » en France, la plupart des gens songent à l’Algérie…, c’est-à-dire aux efforts de la France dans les années 1830, sous Louis-Philippe, pour renouer avec des initiatives qui avaient été peut-être perdues. Ces derniers oublient ou feignent d’oublier tout un processus qui avait valu à la France de s’implanter au Canada (1610), en Haïti, ci-devant Saint-Domingue…(1665), à la Louisiane (1795), et qu’aujourd’hui encore la Guadeloupe (1635), la Martinique (1635), l’Île de la Réunion (1642), sont autant de territoires d’outre-mer témoins de ce passé.

 

Lectures respectueuses de la réalité

 

Il s’agit d’une histoire évidemment faite de violences et d’implacables souffrances  mais en même temps il est important, pour un dialogue franc, apaisé de continuer d’ouvrir les archives, ou plutôt ce qu’il en reste encore, étudier honnêtement ces questions et faire la vérité à ce propos. C’est le moment plus que jamais d’intégrer dans nos romans nationaux ce que nous avions peut-être un peu trop volontairement ou involontairement laisser à la dérive. Après tout l’heure n’est-elle pas à l’histoire globale ?

 

Si les conséquences de la colonisation, les conditions d’accès à l’indépendance peut-être trop hâtivement arrachée et les évènements subséquents sont encore très actuels pour le peuple haïtien, si la plupart de ses régions et lieux-dits portent encore les noms des anciens colons esclavagistes, il reste que les acteurs historiques d’ici comme de là-bas ne sont plus présents. Et s’il y a une continuité de l’État en France, on peut en douter qu’il en soit exactement le cas du côté haïtien où il s’agit plutôt d’une coquille vide qui fait honte au passé national. L’État haïtien, la précipitation et l’impréparation dans laquelle il a vu le jour et de surcroit pour avoir été trop longtemps isolé, trop tôt et presque constamment balloté par des vents contraires, est un avorton : il est à refonder.

 

Et quand bien même le passé pouvait à bien des égards refuser de passer, ce qui importe avant tout est moins le passé en tant que tel que ce l’on en a fait. Comment se situe-t-on par rapport à lui, que fait-on pour ne pas le répéter, corriger ce qui peut être corrigé sans pour autant tomber dans la logique du « cancel culture »?

 

Le rôle de toute personne intellectuellement honnête et capable de le faire, à plus forte raison du journaliste (qui est dans l’événementiel) ou de l’historien (qui réfléchit sur le passé), est dese soumettre aux faits, lire les archives et en faire ressortir un sens possible qui respecte les événements. Si un même événement est susceptible d’être diversement interprété, il importe aussi de bien le placer dans son contexte historique pour éviter de céder à la tentation bien actuelle de « réécrire (l’histoire)sur la base de catégories contemporaines ».

 

Quand on est dans la négation des faits, quand on refuse de s’ouvrir à l’histoire, de la regarder, de la travailler et en parler sans forcément chercher à tricher avec ce qu’elle peut encore charrier de souffrance, elle se fait encore plus présente et beaucoup plus insistante que l’on ne pense. Tel le refoulé, elle revient sous une forme ou une autre. L’attitude intellectuellement honnête est moins dans l’oubli ou le déni ni la recherche d’une impossible neutralité que dans l’acceptation d’une méthode qui permet que le fait soit appréhendé dans le respect de son contexte historique.

 

Le New York Times et le scandale haïtien

 

Le New York Times rappelle que suite à l’indépendance d’Haïti, pas moins de 27 000 demandes d’indemnisation auraient été déposées par les colons esclavagistes auprès de l’État français de l’époque. Aussi, tout comme ce fut probablement pour répondre aux exigences des lobbyistes esclavagistes, comme Napoléon paraissait l’avoir confessé à Sainte-Hélène, qu’il avait orchestré l’expédition de 1801, qui aborda les côtes de Saint-Domingue en 1802 pour renverser Toussaint Louverture et rétablir l’esclavage, dès le retour des Bourbons au pouvoir en 1814, Louis XVIII décide-t-il de reconquérirHaïti. Pierre-VictorMalouët, un ancien planteur de Saint-Domingue, présent au gouvernement comme ministre de la marine se charge alors du dossier. Ce dernier aurait proposé de l’argent et des grades militaires intéressants à Pétion et à Christophe, témoigne Anténor Firmin, anthropologue et homme d’État haïtien, à la fin du XIX e siècle, pour qu’ils acceptent de placer Haïti sous la tutelle française, une France pourtant encore esclavagiste. Un brevet de « blanchité » aurait même été proposé au mulâtre Pétion en la circonstance. Ces offres furent bien sûr repoussées tant par Pétion que par Christophe. Malouët mourut en septembre 1814 et de toute façon les démarches s’arrêtèrent avec l’intermède des Cent-Jours de Napoléon.

 

Suite à la capture de Napoléon et de son emprisonnement à l’île de Sainte-Hélène par les Anglais, Louis XVIII, de retour au pouvoir, relança les démarches, et envoya des émissaires en 1817 poser les conditions d’une reconnaissance éventuelle de l’indépendance acquise. Le général Jean-Joseph Dauxion Lavaysse fut alors mandaté auprès de Pétion et un Espagnol à partir de ce qui est actuellement la République Dominicaine auprès de Christophe.Si Pétion acceptavraisemblablement en un premier temps de négocier, dans le Nord Christophe se contenta de suivre la règle établie sous Dessalines : tout espion capturé sur le territoire haïtien devait être fusillé. Ainsi Christophe « fit arrêter et mettre à mort l’émissaire ». Les négociations reprirent en 1821, mais le contexte avait évolué avec la mort tant de Pétion que de Christophe.

 

Après la mort de Pétion en 1818, Boyer est propulsé à la tête de la République de Port-au-Prince. Deux ans plus tard, Christophe mourut. Boyer réunit alors le royaume du Nord et la République de l’Ouest et du Sud. En 1822, il se retrouve à la tête de l’île entière, ayant aussi annexé ce qui est actuellement la République dominicaine. C’est dans ces conditions qu’il accepte en 1825 l’indemnité imposée par Charles X qui, entre temps, avait succédé à Louis XVIII décédé en 1824.

 

En 1825, Charles X envoya quatorze navires remplis de soldats et de munitions bloquer les ports d’Haïti. Par une ordonnance, datée du 17 avril de la même année, il reconnait l’indépendance d’Haïti exigeant toutefois le versement de la somme de 150 millions de franc-or en dédommagement aux colons français ayant perdu les propriétés qu’ils avaient  à Saint-Domingue. Le général Mackau fut chargé d’apporter l’acte de reconnaissance, qui fut en même temps un ultimatum. Boyer, faisant profil bas, consentit alors malgré lui de payer.  Le général Mackau revint en France en aout de la même année et rédigea un rapport à ce propos.

 

La dette : une pratique étrange?

 

On peut trouver la démarche insolite quand on sait que l’Italie aurait versé à la Lybie de Kadhafi  un dédommagement pour l’avoir autrefois colonisée, et que l’Allemagne, en mai 2021 a reconnu avoir perpétré un génocide en Namibie entre 1904 et 1908 et a promis de verser à cet effet un milliard d’euros d’aide en guise de dédommagement. Il faut rappeler que les consciences n’en étaient peut-être pas encore rendues à ce point au moment de l’indépendance d’Haïti. Au contraire, quand bien même aucun versement n’a été fait à ce propos, il reste que les Nobles de France voulaient être dédommagés pour les terres que les paysans français avaient accaparées dans le contexte de la Révolution de 1789. Et quand en 1838, suite à des révoltes à la Jamaïque, l’Angleterre opta pour l’abolition de l’esclavage, les esclaves n’ont pas été dédommagés. Quand, en 1848, la France fut obligée d’abolir l’esclavage rétabli en 1802 dans ses colonies, les propriétaires d’esclaves ont été dédommagés alors que ce ne fut pas le cas pour les anciens esclaves. La scène s’est répétée en quelque sorte aux États-Unis suite à la guerre de Sécession dans la mesure où les esclaves n’ont pas été dédommagés. Ils n’eurent même pas droit à une once de terre alors que les colons avaient tout gardé à eux. Désormais libres, mais dépourvus du strict nécessaire, pour ne pas mourir de faim, beaucoup restèrent chez l’ancien maître esclavagiste.

 

La pauvreté endémique des Noirs en Amérique, dans l’Afrique livrée au pillage, à la déprédation et d’ailleurs en Europe comme dans le reste du monde, n’est donc pas à mettre sur le compte de la paresse ni d’un quelconque mauvais sort ou malédiction mais de rapport de forces, d’injustices qui n’ont jamais été corrigées. Elle a donc une explication pour le moins historique. Mais revenons à la question de la dette.

 

Une indemnisation injuste?

 

Au XX e siècle, le traité de traité de Paris de 1947 obligea la Finlande a payé une lourde indemnité à l’Union Soviétique, suite à la guerre dite de continuation de 1944 : elle faisait suite à celle dite d’hiver de 1939-1940 qui opposait ces deux entités. Si la Finlande s’était plutôt bien sortie de celle-ci, elle avait perdu celle-là. L’Algérie aussi aurait indemnisé la Francesuite à huit ans de guerre qui ont débouché sur les accords d’Évian (1962) et l’indépendance : elle avait vraisemblablement perdu la guerre. La situation fut différente pour Haïti qui n’avait pas perdu la guerre.

 

Haïti a pris son indépendance par les armes comme l’ont fait les États-Unis d’Amérique quelques années avant elle. Elle a vaincu les troupes françaises comme les treize colonies qui ont au début constitué les États-Unis ont vaincu les troupes royales d’Angleterre. Les treize colonies anglaises devenues par la suite les États-Unis d’Amérique n’ont pas payé suite à la guerre de l’indépendance qu’elles ont menée contre la  Métropole anglaise ni pour les terres qu’elles lui ont soustraites. Non seulement la France avait collaboré à cette entreprise mais encore leur indépendance a été reconnue par l’Angleterre comme par les autres pays européens. Il en est de même pour les pays latino-américains par rapport à l’Espagne. On peut alors soutenir qu’Haïti, pas plus que les États-Unis d’Amérique, ni aucun pays latino-américain, n’avait commis de crime en brisant la chaîne qui la rattachait à la Métropole d’autant plus que cette chaîne devait maintenir les Nègres et beaucoup de Mulâtres dans l’esclavage. Haïti n’avait donc pas à proprement parler payé pour son indépendance quand Boyer, ne voulant pas et ne pouvant pas soutenir une deuxième guerre contre la France, céda à la pression du général Mackau. À supposer que ce ne fut pas le cas, il faudrait alors se demander si l’indemnité n’avait pas été une violation du « droit » de la guerre ou une simple extorsion, une conséquence de la loi du plus fort particulièrement en cours à l’époque ou du mépris du droit d’Haïti d’exister, parce que nègre, comme nation libre et indépendante.

 

Cela étant, le monde a beau avoir été alors soumis à la loi du plus fort, il reste que les États passaient quand même des contrats entre eux et même suite aux guerres qui pouvaient les opposer. À maintes reprises des traités furent signés entre l’Espagne et la France, entre la France et l’Angleterre… Suite à la double défaite en septembre et en octobre 1777 du général anglais John Burgoyne (1722-1792) à Saratoga face aux treize colonies anglaises qui vont devenir les États-Unis, un contrat a été signé entre les deux parties belligérantes, ce qui ne semble pas avoir été le cas à Saint-Domingue entre Jean-Jacques Dessalines et Donatien Rochambeau suite à sa capitulation le 19 novembre 1803, ce qui laissait sans doute le droit à la France de revenir attaquer.

 

On peut quand même objecter qu’à la veille du débarquement des troupes de Napoléon, l’Angleterre en guerre avec la France lui disputait encore la colonie, et qu’un traité avait déjà été signé le 30 avril 1798 entre Toussaint Louverture et les Anglais qui lui remettaient alors Port-au-Républicain ci-devant Port-au-Prince, Achaïe et Saint-Marc. Mais l’Île n’étant pas indépendante à l’époque, c’était alors au nom de la France que Toussaint signait.

 

Dette de l’indépendance ou dédommagement pour autre chose?

 

S’il est aujourd’hui reconnu que cette indemnité et les prêts subséquents auprès des banques françaises, puis étatsuniennes sabordèrent l’économie du pays, et avec elle le devenir du peuple haïtien, il faut distinguer, comme fait remarquer Dany Laferrière, l’indépendance d’Haïti en tant que telle et l’argent payé à l’État français soit disant en « reconnaissance » de cette indépendance.

 

Puisqu’il ne peut en tout état de cause être question de dette de l’indépendance attendu que celle-ci était acquise par les armes, il faut imaginer que les sommes versées par Haïti à la France l’ont donc vraisemblablement été pour d’autres motifs comme a) obtenir que le pays soit accepté au concert des nations b) ou peut-être plus exactement pour dédommager les familles des victimes du dit massacre (des français) survenu suite à l’indépendance.

 

Dans le premier cas, il serait intéressant de vérifier si l’imposition de ce lourd montant qui pèse encore sur les destinées de la nation haïtienne n’était pas dû au fait qu’il s’agissait de l’île entière et que seuls les habitants de l’actuelle République d’Haïti et plus précisément ceux de l’arrière-pays ont dû payer grâce à la production du café. Haïti, à travers eux, aurait payé non seulement  pour les gens de Port-au-Prince mais encore pour ce qui depuis est devenu la République Dominicaine. La République Dominicaine étant séparée du reste d’Haïti suite à la chute de Boyer (1844) et que la dette, elle, a traversé toute l’histoire du pays.

Il serait tout aussi intéressant de vérifier si faire payer un État vainqueur d’une guerre pour qu’il soit reconnu comme tel était dans les pratiques de l’époque. Puis vérifier du même coup si quelque chose avait été effectivement fait du côté de la France, suite à l’acte de reconnaissance pour l’intégration d’Haïti au concert des nations et dans quelle mesure Haïti n’en a pas profité. Car il est manifeste que ce pays n’a jamais été réellement intégré dans le concert des nations. Le second point est par ailleurs tout aussi délicat et même encore davantage puisqu’il renvoie à des vies humaines.

 

Qu’il y eut des horreurs pendant ces guerres de libération, personne ne peut en douter. À Saint-Domingue, explique A. Firmin: « affreuse avait été l’inhumanité des maîtres, terrible était la vengeance de l’esclave ». Des tragédies se sont déroulées à Saint-Domingue, des pratiques terribles ont jalonnées cette histoire de violence.

 

Hormis l’arrestation de Toussaint par traitrise et sa déportation en France, Leclerc n’est pas connu pour avoir été particulièrement méchant avec les Noirs de Saint-Domingue. Cela étant, quand il évoque la possibilité d’une hécatombe qui n’épargnerait que les enfants âgés de moins de douze ans, il tient alors des propos révoltants qui auraient pu être mis aujourd’hui sur le compte de pratiques génocidaires. Plus encore, comme pour mettre en œuvre ce qui avait été conseillé, des scènes de déportation eurent lieu au Cap-Haïtien (alors Cap-Français)à destination de la Métropole ou plutôt de la Corse, ce qui donnait lieu en même temps à des scènes de noyade. Des Noirs de valeur et des mulâtres ont été enfermés dans des cales de navire et l’on y faisait brûler du souffre pour les asphyxier.

 

Suite à la mort du général Leclerc survenue en novembre de la même année, le général Donatien Rochambeau prit les commandes. En mars 1803, rentré de la partie Est de l’île, il inaugura la prise de sa nouvelle fonction par un bal donné à Port-au-Prince auquel il invita « des dames noires et jaunes » – probablement des libres. A l’issu du bal, il fit ouvrir une porte qui donnait sur une salle et montra à ces dernières des cercueils qui devaient servir le lendemain à inhumer leurs maris massacrés. Ces dames passèrent donc sans transition des réjouissances au deuil.

 

Contrairement à Leclerc, Rochambeau est connu en Haïti pour sa cruauté. Déjà avant de mourir, Leclerc avait déconseillé Bonaparte de le nommer à sa succession tellement sa haine des Noirs était connue. Rochambeau fit venir de Cuba des chiens bouledogueschasseurs de nègres dressés par des Espagnols. Le premier groupe a été accueilli au Cap-Haïtien, ci-devant Cap-Français, par des Françaises avec des guirlandes de fleurs. Rochambeau, lui-même, ne se déplaçait dans la colonie qu’accompagné d’une meute de chiens qu’il nourrissait vraisemblablement de la chair des Nègres.

Dans cette fournaise de Saint-Domingue où la vie de l’esclave comptait moins que celle d’un chien ou d’un cheval…, il y eut aussi des répliques d’autant plus terribles qu’il s’agissait d’un  contexte permanent d’insurrection. Fondée sur l’exploitation de l’homme noir, la colonie de Saint-Domingue a été une source de profits pour la Métropole mais aussi un piège pour les colons esclavagistes. Parce qu’il a eu des atrocités de part et d’autre, il n’est alors pas surprenant que Mme de Liniers, comme elle le témoigne, eut ses parents égorgés à Saint-Domingue. Et de fait, il est bel et bien question de massacre des français dans l’histoire d’Haïti. Edgar La Selve, un détracteur d’Haïti de la fin du XIX e siècle et qui avait tout l’air d’avoir été un espion, se fondant sur des témoignages ramassés dans ce pays qu’il a visité et où il a enseigné, rapporte dans Le pays des nègres que du 1e février au 22 avril 1804, Dessalines aurait fait massacrer les blancs susceptibles de servir de cinquième colonne. Il aurait commencé par les hommes, puis cédant à des demandes réitérées, il aurait étendu le massacre aux femmes jusqu’alors épargnées.

 

Si d’autres récits attestent le témoignage de l’auteur, ils se gardent généralement de fournir des dates et des chiffres à propos du nombre de blancs assassinés.

 

Supposons que ces témoignages soient vrais, on peut alors rappeler que Toussaint accusait déjà Sonthonax dans une lettre à Laveaux de lui avoir conseillé de faire égorger les Blancs de la colonie. Suite à l’indépendance, Louis-Félix Boisrond dit Boisrond-Tonnerre, mulâtre, secrétaire de Dessalines, aurait alors repris le projet et poussa ce dernier à autoriser ce que Toussaint s’était bien gardé de faire.

 

Des colons ont probablement été tués en Haïti suite à l’indépendance, mais sans tomber dans un certain révisionnisme et encore moins dans un certain négationnisme, il serait intéressant de pouvoir vérifier jusqu’à quel point on peut effectivement parler de massacre.

 

On utilise le terme « massacre » en Haïti dès qu’il s’agit de la mort donnée à plusieurs personnes en même temps et dans des circonstances de violence. Il serait alors intéressant de voir si dans le français de la Métropole le terme a exactement les mêmes connotations que sous les tropiques. La déposition de près de trente mille demandes d’indemnité auprès de l’État en France laisse déjà penser que la plupart des colons de Saint-Domingue et leurs descendants avaient survécu à la guerre de l’indépendance d’Haïti. Et bien avant le déclenchement des hostilités décisives (1803), nombre d’entre eux avaient émigré vers Cuba, la Jamaïque, la Guadeloupe… Peut-être le massacre dont il est question dans l’histoire d’Haïti évoque-t-il beaucoup plus une épopée qu’un événement qui aurait effectivement eu lieu.

 

Enfin, puisqu’il s’agirait de tout mettre à plat, et parce que la thèse circule dans certain milieu en Haïti, il serait aussi intéressant de vérifier dans quelle mesure l’assassinat de Dessalines n’ait pas été commandité par une certaine France, fut-ce pour le punir pour ce dernier acte mis à son compte.

 

Motif explicatif de l’opportunité de ces articles 

 

Contrairement à ce qui est affirmé autour de ces articles du New York Times, les Haïtiens n’avaient pas attendu le discours du 7 avril 2003 d’Aristide pour savoir qu’Haïti, suite à son indépendance, s’était fait extorquer, tout comme M. Aristide, lui-même, n’avait d’ailleurs certainement pas attendu le coup d’état perpétré contre lui en 1991 et le fait de se trouver aux USA à préparer son retour au pouvoir pour découvrir ce fait historique. C’est encore moins la publication du New York Times qui a mis les Haïtiens au courant de cette triste page de leur histoire.

 

Cela étant, on peut questionner l’opportunité de ces articles : pourquoi seulement aujourd’hui ces articles dans le New York Times et cet emballement médiatique alors que voilà des années des haïtiens essayent de dire ce passé sans pouvoir se faire entendre ?

 

Il est intéressant de constater quelques silences notoires dans ces articlespubliés à propos d’Haïti. Ils ne signalent pas par exemple qu’Aristide a été le premier sinon le seul chef d’État de l’histoire d’Haïti à avoir été démocratiquement élu. Ils n’expliquent pas non plus pourquoi il en a été ainsi. Pareillement les articles taisent les manigances pourtant connues qui ont été faites pour dissuader Aristide de maintenir sa candidature à la présidence et même après avoir été élu, pour qu’il renonce au mandat que venait de lui conférer le peuple. L’article ne rappelle pas non plus que face à tout un peuple, un ambassadeur que le bon sens populaire local avait affublé du pseudonyme « Bourrique Chargée », et les lecteurs haïtiens peuvent se souvenir du motif de ce pseudonyme, avait affirmé, suite à l’élection et la prestation de serment du nouveau chef d’État : « après (la) danse (le) tambour (est) lourd ». Traduisons : « Rira bien qui rira le dernier ». De fait, après seulement quelques mois de gouvernement en 1991, il y eut un coup d’état. Plusieurs milliers d’Haïtiens ont perdu leur vie suite à cela, et plusieurs milliers d’autres ont été traumatisés… L’article a finalement omis de souligner que la Navase, une île que toutes les constitutions haïtiennes reconnaissent comme faisant partie du territoire national, est aux mains des États-Unis d’Amérique depuis le milieu du XIX e siècle…et que depuis un certain temps des richesses répertoriées dans nos fonds marins et dans le sous-sol du pays sont convoitées et même pillées en toute illégalité. 

 

Ce ne sont pas seulement des Français mais aussi des Étatsuniens qui seraient impliqués dans le marasme haïtien. Haïti a même été l’objet d’une occupation étatsunienne au début du XX e siècle qui a occasionné la mort de 2 250 personnes officiellement. Les conséquences sont toujours actuelles. Charger la France de toutes les misères d’Haïti serait une façon de dédouaner non seulement les Haïtiens  mais encore les États-Unis… à moins que ce soit un moyen de faire de la diversion pendant que l’histoire continue son cours… 

 

Mais reprenons la question : pourquoi ressusciter le dossier de la dette et de la demande de restitution maintenant alors que des brigands nationaux et internationaux ont les mains trempées dans le sang d’un chef d’état assassiné dans sa chambre et que l’on peine à faire la lumière sur le meurtre?

 

Haïti est une île sur la trajectoire des cyclones, elle est régulièrement sujette aux intempéries et parfois aux tremblements de terre. Mais depuis 2004, c’est vraiment la descente aux enfers avec une insécurité galopante certes mais aussi avec une nouvelle donne : depuis 2010, la terre se met à trembler de façon récurrente. Haïti n’est pas le Mexique ni tel autre pays latino-américain. Les activités des plaques tectoniques, leur glissement naturel, suffisent-ils à eux seuls pour expliquer  ce changement soudain qui semble s’inscrire dans la durée? 

 

Tout compte fait, ces articles du New York Times n’ont pas appris grand-chose aux Haïtiens qui étaient déjà tout à fait au courant ces faits rapportés, il faut toutefois reconnaitre que l’initiative de ces journalistes est quand même à saluer d’autant plus qu’ils ont eu le courage d’évoquer la part non moins importante qu’ont les États-Unis d’Amérique dans le sabordage d’Haïti… Le travail est sans doute intéressant parce qu’il a porté au-devant de la scène internationale, à la face des faiseurs d’opinion cette page d’histoire qui pour les Haïtiens reste très actuelle. Ces articles auront servi au moins à donner une audience aux infortunes historiques d’Haïti et rappeler à la face du monde certaines injustices dont elle est encore l’objet. Et cela est déjà un excellent service rendu à cet infortuné peuple, à la vérité et à l’histoire.