Les chroniques de Jorel François

Directeur du Centre Lacordaire

Aider Haïti à s’aider

La situation, en Haïti, n’a jamais été aussi catastrophique, aussi déconcertante et désespérante que ces dernières années. En 2004, pourtant, suite au second coup d’État perpétré contre Jean-Bertrand Aristide, beaucoup d’Haïtiens s’en moquaient, rigolaient, gênés, face au spectacle du débarquement des soldats des Nations Unies venus pour remplacer les forces -et françaises, beaucoup plus armées que les forces qu’ils remplaçaient, pourvus d’artillerie lourde et de chars d’assaut ; des Haïtiens, qui observaient à distance, se demandaient, perplexes, où était cette guerre, où elle allait se dérouler ? C’était faire preuve de myopie ou de naïveté. C’était oublier que les Nations Unies devaient avoir des informations que n’avait nécessairement pas le commun des mortels. Depuis, la réalité nous a rattrapés. Haïti est devenue tel un champ de bataille. Abasourdis, nous nous demandons s’il faut vraiment en croire nos yeux, nos oreilles, si nous ne sommes pas en plein milieu d’un cauchemar. Les chars de guerre et les armes lourdes, inutiles en 2004, seraient désormais utiles. Ce ne sont pourtant pas les policiers haïtiens ni l’embryon d’armée vraisemblablement reconstituée ces dernières années qui en ont d’analogues mais les bandits officiels (bandits légaux, dit-on là-bas, mais on le voit bien, cet oxymore est de mauvais goût, car il ne peut y avoir de bandit qui soit légal). La souffrance, les pleurs, le deuil sont dans les  maisons et dans les cœurs. La vie est désormais impossible pour le paisible citoyen haïtien.

Face à l’ampleur du gâchis, le Secrétaire Général de l’Organisation des États Américains constate dans une note de presse publiée le 8 août 2022 que l’ONU a échoué en Haïti. Comprenons alors : elle a échoué si tant est que le but de sa présence dans ce pays était d’aider à remonter la pente ; mais peut-être a-t-elle réussi si c’était pour l’aider au contraire à mieux s’enfoncer dans le bourbier où il se trouve.

Puisqu’en Haïti la situation ne fait qu’empirer, nous pouvons demander, à juste titre, à présent que c’est la rentrée, pourquoi aider ce pays, et s’il faut continuer de le faire, comment nous y prendre pour y arriver?

Haïti, c’est un projet avorté. Hormis quelques profiteurs, inconscients et crapuleux évoluant plus ou moins sur place, c’est tout un peuple qui se trouve pris en otage par la violence, l’obscurantisme, la mauvaise gouvernance…le sous-développement.

Le peuple haïtien est victime de l’histoire, de son histoire, d’opportunités qu’il n’a pas su prendre, d’autorités sans vision qui n’ont pas su poser les jalons d’un avenir à la hauteur de ses premières ambitions, alors qu’il a bousculé l’histoire et l’a précipitée. Son aujourd’hui est donc peut-être le prix lourd qu’il paie encore pour avoir fait l’histoire…

Le spectacle qui se donne en Haïti en ce qui a trait aux aides humanitaires, fût-ce en évoquant seulement la gestion et l’utilisation des fonds donnés dans le cadre du tremblement de terre de 2010, est un excellent exemple de ce que Nietzsche critiquait déjà en son temps. Bien sûr il ne s’agit pas de tout mettre dans le même sac ni de jeter le bébé avec l’eau du bain, car il y a des gens, dans les Organisations Internationales comme dans d’autres types d’organisations ou simplement des personnes individuelles, de leur propre initiative, qui font ce qu’ils peuvent pour aider honnêtement. Mais en même temps, reconnaissons qu’il est souvent difficile de faire le tri.

C’est bien connu que Nietzsche a les petits et les faibles manifestement en horreur. Voix d’un certain milieu, d’une certaine conscience, sous sa plume il ridiculise Socrate, passe en dérision Jésus, fustige Paul de Tarse, les prêtres, les chrétiens…et avec eux, tout homme qui a un certain sens d’empathie, de sympathie, de compassion. En sens contraire, il parait se réjouir de trouver du mal et de la cruauté dans le monde. L’homme est, selon lui, le plus cruel des animaux. La force, la violence, la brutalité, voilà ce dont il fait l’éloge. Ce sont elles qui sont au service de la vie : « Tout ce qui est dans les instincts est bienfaisant, vital», écrit-il. L’entraide, la compassion, la pitié, ce sont des valeurs molles qu’il faut décourager : « Périssent les faibles et les ratés : premier principe de notre amour des hommes. Et qu’on les aide encore à disparaître ! », soutient-il.

Dans de telles perspectives, il n’y a donc de place que pour les durs, les puissants et les forts. L’homme (susceptible d’éprouver de la compassion) est un pont, quelque chose à dépasser pour faire advenir le surhomme, l’homme impitoyable, la brute sanguinaire qui se veut au-delà de toute morale, sauf la sienne propre, et tout cela sur fond d’élimination des faibles bien sûr, et de la mort de Dieu.

Zarathoustra, héros nietzschéen par excellence, s’étonne que certains n’aient pas encore entendu la nouvelle : Dieu est mort, Dieu n’est plus. Il n’est plus de dieux ; il ne faut plus croire aux marchands d’espérance.

Le Dieu, dont le héros de Nietzsche a déclaré la mort, est mort, selon lui, de s’être trop donné et d’avoir été trop bon, trop compatissant. « Dieu aussi a son enfer, soutient Nietzsche : c’est son amour des hommes (…) Dieu est mort ; c’est sa pitié des hommes qui a tué Dieu ».

Nietzsche ne veut vraisemblablement pas finir comme ce Dieu trop mou, qui meurt pour avoir été trop pitoyable et bon. Il invite à se préserver de la pitié, et conseille de prendre le parti des durs.

Mais en même temps, ce philosophe récupéré par les nazis a une pensée complexe, que l’on ne saurait réduire à quelques-uns de ses apophtegmes, qui se contredisent d’ailleurs parfois.

C’est bien Nietzsche qui exhorte à la dureté qui, vraisemblablement par compassion, embrassa un cheval atrocement fouetté par son maître. On a alors compris qu’il sombrait dans la folie. Et il mourut sans avoir retrouvé la raison.

Mais alors qu’il était encore sain d’esprit, ce fut encore bien lui qui invita l’homme à désapprendre à « faire du mal aux autres » et à leur « inventer des souffrances ». Et si Nietzsche déconseille de verser dans la compassion, ce n’est sans doute pas parce qu’il s’oppose réellement à ce sentiment mais en raison des risques de manipulation, de catastrophe pour soi comme pour autrui qui peuvent en découler : « Où fit-on sur terre plus de folies que parmi les compatissants, et qu’est-ce qui fit plus de mal sur la terre que la folie des compatissants ? », observe-t-il.  « Gardez-vous donc de la pitié : c’est elle qui finira par amasser sur l’homme un lourd nuage ! En vérité, je connais les signes du temps ! », écrit-il.

C’est donc pour se mettre à l’abri du risque de l’enlisement et préserver le pauvre de la dépendance, de la honte que Nietzsche se montre si méfiant face aux compatissants. Il note que « l’homme noble s’impose de ne pas humilier les autres hommes : il s’impose la pudeur devant tout ce qui souffre ».

On le voit bien : Nietzsche qui semble présenter un visage fermé au prochain qu’il ne faut pas confondre avec l’ami, qui semble faire l’apologie de la violence, est en réalité contre l’égoïsme et la violence ; il est contre la souffrance et la guerre. Compatissant, sensible aux souffrances du monde, il sait ouvrir les mains au partage, à la générosité : « Moi, écrit-il, je suis de ceux qui donnent : j’aime à donner, en ami, aux amis. Pourtant que les étrangers et les pauvres cueillent eux-mêmes le fruit de mon arbre : cela est moins humiliant pour eux ». Et Nietzsche demande même aux pauvres de faire la fine bouche, et ne pas accepter n’importe quoi sous prétexte qu’ils sont pauvres, et donc d’être exigeants avec ceux qui donnent : « ‘N’acceptez qu’avec réserve ! Distinguez en prenant’ – c’est ce que je conseille à ceux qui n’ont rien à donner », écrit-il encore.

Avec Nietzsche, nous sommes face à une pensée apparemment égoïste, qui fustige pourtant les pratiques humanitaires qui ne font cas des pauvres et des faibles que pour mieux les enfoncer dans leur pauvreté et faiblesse… Il vomit les faux sensibles qu’il déteste: « En vérité, je ne les aime pas, les miséricordieux qui cherchent la béatitude dans leur pitié : ils sont trop dépourvus de pudeur. S’il faut que je sois compatissant, je ne veux au moins pas que l’on dise que je le suis ; et quand je le suis, que ce soit à distance seulement », reconnaît-il.

Nietzsche refuse de faire partie de l’Ordre des humanitaires, qui embauche pour ainsi dire de petits jeunes qui cherchent à se donner bonne conscience sur le dos des naufragés de la vie, les infortunés, les pauvres : « Nous connaissons trop bien, écrit-il, les petits jeunes gens et les petites femmes hystériques qui, aujourd’hui, ont besoin de s’en faire un voile et une parure! Nous ne sommes pas des humanitaires; nous ne nous permettrions jamais de parler de notre ‘amour de l’humanité’, – nous autres, nous ne sommes pas assez comédiens pour cela! ».

Entendons-nous bien : ce n’est pas que Nietzsche décourage le don, mais il aurait préféré ne pas devoir donner, ne pas devoir aider. L’idéal serait que chacun puisse s’auto-suffire, et pouvoir partager au lieu de donner ou recevoir de façon unilatérale. Il y a quelque chose de gênant, de honteux même dans le geste unilatéral non seulement pour celui qui reçoit mais aussi pour celui qui donne. Aussi préfère-t-il, puisqu’il faut parfois le faire, donner à distance, dans l’anonymat. Que celui qui reçoit ne sache pas qui lui a donné. « C’est pourquoi, explique Nietzsche, je me lave les mains quand elles ont aidé celui qui souffre. C’est pourquoi je m’essuie aussi l’âme. Car j’ai honte, à cause de sa honte, de ce que j’ai vu souffrir celui qui souffre; et lorsque je lui suis venu en aide, j’ai blessé durement sa fierté ».

Il y a décidément quelque chose d’évangélique dans cette attitude : quand vous donnez, ne trompetez pas. Que votre main droite ignore ce que fait votre main gauche. Excellente façon d’ailleurs de ne pas s’attirer la gloire d’avoir donné, de ne pas humilier l’autre, de ne pas non plus le rendre dépendant de la main qui a donné.

Plus qu’au temps de Nietzsche où l’on n’était peut-être pas encore ouvertement assez cynique, au sens non philosophique du terme, pour faire de l’humanitaire une profession, avec tout le calcul et toute la froideur que cela peut impliquer, il est désormais clair que beaucoup d’Organisations Non Gouvernementales et de professionnels de l’humanitaire font vraisemblablement le métier d’aider pour entretenir les faiblesses et mieux ridiculiser les infortunés de l’histoire. Donner est un acte politique, qui est rarement neutre. Et ce ne serait pas trop forcé de poser que le degré de générosité du don se mesure au degré de relèvement ou de redressement qu’il opère chez celui qui en bénéficie. Et il ne s’agit pas d’abord d’une question de quantité mais de qualité. Il ne serait pas étonnant que certaines organisations parviennent à relever ce défi éthique, celles dont la pratique humanitaire diffère évidemment de celle des cyniques, qui pensent carrière, qui vivent souvent de ce qui est soi-disant donné pour autrui, et qui de surcroît violent, abusent, humilient…

Pourquoi donc prétendre aider quand on s’aide soi-même sous prétexte d’aider autrui ? Comment aider honnêtement, sérieusement et donc en vérité ? Comment tendre la main pour de bon par exemple au peuple de naufragés d’Haïti dont la souffrance est depuis des décennies exhibée à la face du monde, et qui ces derniers temps, agonise, compte vraisemblablement ses jours ?

Nietzsche envisage d’aider « ses amis…en ami », et faire en sorte que ceux qui ne sont pas du cercle de ses amis puissent à partir de ce dont il dispose s’aider eux-mêmes – ce qu’il estime plus digne, plus respectueux pour eux.

Les Haïtiens ne font pas partie des ennemis du genre humain ; ils ne sont pas des poseurs de bombes, des égorgeurs. C’est un peuple malchanceux, mais résilient, d’une capacité d’endurance inégalée ; des gens plutôt paisibles qui ne demandent qu’à vivre et pouvoir être utiles à eux-mêmes et au monde. Certains de ses héros ont été à Savannah (pour la guerre de l’Indépendance étatsunienne), d’autres, par la suite, ont contribué à la libération de l’Amérique Latine, de la Grèce… Le peuple haïtien fait partie des amis des Français. Il a avec la France une tranche d’histoire commune, des liens historiques profonds, indéfectibles. Certes depuis quelques décennies certain milieu se dresse contre le français, une des deux langues nationales, mais la France continue d’avoir des liens culturels et linguistiques solides avec ce pays… Le créole haïtien que l’on se plaît à présenter comme une langue bantoue n’est que le résultat des efforts communs de l’esclave africain et de nombreux colons qui ne connaissaient pas vraiment le français, qui parlaient alors ou le breton, le picard, le bourguignon, le normand, ou le provençal, le gascon, le languedocien, le limousin, l’auvergnat, le savoyard ou le lorrain ou autres dialectes. Fait de plus de 80% de mots romans déformés et de quelques mots d’origine anglaise, taïno et africaine dont on ignore d’ailleurs la plupart du temps le sens, le créole haïtien est le fruit de cette histoire complexe. La Caraïbe, elle-même, est depuis des siècles un lieu de métissage ethnique, culturel et linguistique, et Haïti, que l’on s’évertue à présenter comme un prolongement de l’Afrique, n’y fait pas exception. On y trouve encore des traces indélébiles de ce brassage, alors même qu’elle est culturellement, politiquement et économiquement isolée, et de plus en plus désertée par  ses fils en raison d’une crise qui se veut désormais l’état normal des choses.

Je ne connais pas de recettes-miracles pour aider Haïti. Mais nous pouvons reconnaître déjà qu’il y a ce qui relève du pouvoir régalien, et ce qui peut relever de la Société Civile. Il y a des choses qu’il ne faut donc pas attendre des Organisations Internationales parce qu’elles ne peuvent pas les donner. Cela étant, sans vouloir entraver la liberté de mouvement de chacun, ce serait déjà très bien d’aider les Haïtiens aujourd’hui à pouvoir rester vivants sur les terres qui leur sont historiquement imparties. Créer des conditions pour que ceux qui sont à l’extérieur et qui souhaitent y retourner, fût-ce pour une visite ponctuelle, pour des vacances ou pour leur retraite, puissent le faire. Cela  impliquerait d’aider à congédier cette menace de guerre de tous contre tous qui rend l’atmosphère délétère. Ce pourrait être un premier point.

Rester vivants mais non écrasés, aplatis, laminés ni encerclés d’un cordon sanitaire. Le deuxième point pourrait alors consister à aider à rester debout, retrouver le sens de la dignité, ce qui suppose un certain apprentissage, une certaine éducation ou rééducation… Rééduquer à la responsabilité… au respect des lois, de l’autre, de la chose publique.

Ce peuple autrefois altier et fier a perdu aujourd’hui sa dignité. Ses autorités, qui sont plutôt des mercenaires, l’ont troquée contre la bassesse, la mendicité et la honte. Il est impératif de leur enseigner autre chose que la mauvaise gouvernance, l’irrespect des lois, qui confortent les pratiques de corruption qui, forcément, ne peuvent être que porter préjudice au bien commun. Apprendre à faire le lien entre la théorie et la pratique, entre le livre et la vie, aider sans paternalisme, sans commisération, pour que ce pays puisse se prendre en main et s’aider lui-même : voilà déjà un vaste programme rien qu’avec ces deux points. Il resterait ensuite à voir comment le concrétiser, sachant qu’il peut s’agir déjà, pour relever ce défi, d’un engagement sur plusieurs générations ; ce qui ne peut pas être le travail d’une Organisation Internationale.