Les chroniques de Jorel François

Directeur du Centre Lacordaire

A propos des violences contre des œuvres catholiques et humanitaires en Haïti

Nombre d’observateurs, qui ont sans doute intérêt à le faire, racontent que le peuple haïtien, fatigué de crier sa misère sans être écouté, ne croit désormais plus à grand-chose, ne revendique plus ou presque plus rien. Dépouillé de tout, de son histoire, de ses droits les plus fondamentaux et peut-être aussi de ses devoirs, il est prêt à vendre son âme, si tant est qu’il ne l’ait pas déjà fait ; il a jeté l’éponge et n’aurait plus de conscience politique. Plus d’avenir, plus d’espoir. Finies les grandes mobilisations des années 1980 qui ont contribué à la chute de la dictature des Duvalier et qui ont porté Jean-Bertrand Aristide au pouvoir, ou qui ont permis de résister malgré le coup d’État de septembre 1991. Depuis, le peuple n’aurait pas fait qu’évoluer : il a changé, et la jeunesse n’est plus tout à fait la même. Téléguidés, tels des robots ou des zombis, s’il arrive que certains  descendent dans la rue pour manifester, c’est souvent parce qu’il leur a été demandé de le faire, parce qu’ils sont payés – fût-ce d’un bol de riz. Les dernières émeutes qui ont fait le tour des réseaux sociaux, sans pourtant avoir été relayées par les médias internationaux, qui n’avaient sans doute pas intérêt à le faire, n’en auraient pas fait exception. Cela a été d’ailleurs clamé par des instances présentes dans le pays, qui représentent des intérêts étrangers. Une raison suffisante pour faire la dent dure et la sourde oreille, et ne pas prendre au sérieux un peuple qui fait la bamboula, qui s’amuse dans la rue, et qui de surcroît aurait été payé pour le faire même si au passage il aurait fait quelques dégâts.

Beaucoup de dégâts, en réalité, des pertes matérielles, des réserves de produits alimentaires d’Organisations internationales ou confessionnelles pillées, gaspillées, des écoles, des institutions catholiques en particulier vandalisées, notamment aux Gonaïves, mais aussi à Port-de-Paix, au Cap-Haïtien, à Port-au-Prince comme dans le Sud. Si le ministre des Affaires extérieures et des cultes, Jean Victor Généus affirmait pourtant, dans un discours tenu le 26 septembre dernier (2022) devant le Conseil de Sécurité des Nations-Unies, que tout était sous contrôle, aujourd’hui encore, l’école, déjà reculée d’un mois, suite aux violences du mois dernier, n’a pas pu rouvrir ses portes. Le pays flambe, le peuple est encore dans la rue, crie son ras-le-bol, aboie son désespoir.

L’argent donné à quelques manifestants, suffit-il vraiment à expliquer cette mobilisation générale, exprimée avec autant de violences ? Comment expliquer que des œuvres d’institutions catholiques : des hôpitaux comme des écoles… aient été ainsi attaquées, pillées?

Dira-t-on que tout ceci n’est pas nouveau ? Le Grand Séminaire Notre-Dame (à Port-au-Prince) a été mis à sac sous Duvalier, dans les années 1960. La Villa Manrèse, à Turgeau, quadrillée, occupée par les sbires du régime, les Jésuites comme les Pères Spiritains, le fleuron de l’intelligentsia catholique, dans le pays à l’époque, durent déguerpir et partir pour l’exil sans en demander leur reste. La cathédrale historique de Port-au-Prince incendiée dans les circonstances que l’on sait, un nonce apostolique déshabillé en pleine rue. On se souvient de l’église de saint Jean Bosco incendiée, ou plus récemment encore, en 2004, dans le contexte des luttes qui ont conduit au second renversement de Jean-Bertrand Aristide, le Musée National saccagé, des œuvres d’art vandalisées à l’appel d’un pasteur protestant…

Mais en même temps il est à remarquer que ce fut la mort par balles de quelques écoliers haïtiens dans les années 1980 à l’école des Frères aux Gonaïves qui a été le mobile immédiat de l’enclenchement de la mobilisation générale qui devait conduire au renversement du régime des Duvalier. Si le régime de Duvalier faisait disparaître des présumés opposants au Fort-Dimanche, il reste que, par-delà les dérapages survenus au lendemain de la chute du régime, ce fut surtout la mort violente et officiellement jamais élucidée d’une suite de citoyens haïtiens comme Yves Volèl, Daniel Izméry, Jean-Marie Vincent, qui a ouvert la vanne des assassinats publics et tous azimuts sur la terre de Dessalines. Malgré tout, les actes de violence contre des Étrangers, comme récemment la mort par balle de sœur Luizadell’Ortho, contre l’Église catholique, contre la culture étaient généralement rares dans le pays. Haïti n’a pas l’habitude de ces genres de dérapages. Ceux qui eurent lieu ces derniers temps notamment en raison de la soudaine multiplication par deux du prix du gaz et des produits qui en découlent, tout comme plus lointainement les viols à répétition perpétrés contre des religieuses…au point qu’une marche publique avait été organisée pour protester et demander que cela cesse, ne corresponde pas à une pratique constante. Sans évoquer la question des gangs, elle aussi, un phénomène récent, de l’aggravation de la misère, il faut alors trouver des causes nouvelles pour l’expliquer comme pour ce qui s’est passé d’ailleurs aux Gonaïves et dans d’autres endroits du pays lors de ces récentes émeutes. Je ne prétends pas avoir compris tous les tenants et aboutissants de ce funeste carnaval, mais je propose d’en exposer rapidement quelques causes probables comme la désinformation véhiculée par certains réseaux sociaux, le recul du français, la pratique d’un vodou idéologisé, la présence de l’islam, qui pourraient contribuer aux efforts qui sont en train d’être faits pour comprendre.

La désinformation

Ce n’est pas la pratique de la désinformation en tant que telle qui est nouvelle. Ceux qui ont été en Haïti pendant les trois ans de gouvernement de facto où l’on a vu se succéder des personnes comme Robert Malval, Marc L. Bazin,comme premier ministre, en savent quelque chose – matraquage des cerveaux avec de fausses informations tournées en boucle… Et cette tactique déloyale et immorale, remise à jour dans le contexte de la guerre froide, est connue au moins depuis la Rome ancienne. Cela étant, sa nouveauté, en Haïti, est ce sur quoi elle porte et les moyens dont elle dispose désormais.

Certaines personnes, mal informées sans doute, ou à dessein, affirment dans les médias locaux que plus de 50% du budget de l’État haïtien est utilisé pour payer des prêtres et financer des institutions scolaires catholiques au nom du Concordat, et qui, malgré cela, font de nouveau payer la population pour les services rendus. Cette fausseté est reprise et relayée grâce au formidable moyen de diffusion que représente Internet.

Un concordat, rappelons-le, est un contrat signé entre un État et le Vatican. Le concordat dont il est question ici a été signé en 1860 entre l’État haïtien et le Vatican pour l’envoi de missionnaires au pays pour évangéliser et « civiliser » comme on disait dans le langage de l’époque. En réalité, suite aux efforts d’indemnisation faits par Haïti en faveur de la France, le Vatican, en signant ce traité, a été le premier État à avoir effectivement reconnu l’indépendance d’Haïti, ce qui explique que le ministère des Affaires Extérieures continue d’être jumelé avec celui des Cultes et que le nonce apostolique est aujourd’hui encore le doyen du corps diplomatique en Haïti.

Au nom de ce concordat, l’État haïtien devait financer la formation des prêtres à destination d’Haïti, payer leur voyage, assurer leur maintien au pays et mettre à leur disposition des bâtiments pour faciliter leurs œuvres – notamment l’instruction de la jeunesse. Mais tout cela a été dans la pratique rarement respecté par l’État souvent par faute de moyens. Officiellement, le ministère des Affaires extérieures et des Cultes donne une somme symbolique aux prêtres en charge de paroisses et depuis un certain temps, cela se fait aussi pour les pasteurs protestants et autres.

Le recul du français

La non-maîtrise du français et son recul en général est un problème pour la communication dans ce pays où il reste encore non seulement l’une des langues officielles, mais la langue de la recherche, celle dans laquelle sont rédigés des textes plus ou moins bien structurés. Ensuite, la plupart des interventions publiques se font encore en français, dans les médias, les tribunaux comme dans certaines écoles sans forcément être traduites, alors que la vie de la plupart des gens se passe en créole, un créole qu’ils n’ont d’ailleurs pas vraiment étudié, et quand c’est le cas, aucun effort ne semble être fait pour distinguer les registres – distinguer par exemple la langue parlée de la langue écrite, distinguer ce qui peut être dit dans des cercles familiers, intimes de ce qui peut être dit en public. En Haïti, il en va du créole comme du français : l’une et l’autre langue sont pareillement malmenées, mal maîtrisées. Des œuvres de l’Église catholique, des écoles confessionnelles en firent les frais lors des récentes manifestations.

Qu’on en rie ou en pleure, mais beaucoup de gens au pays confondent l’Église catholique et l’Église épiscopale en raison même du titre de Conférence Épiscopale arboré par cette assemblée qui réunit l’ensemble des évêques catholiques du pays. Et des gens mal intentionnés ont profité de cette confusion en la conjoncture actuelle.

Le fait qu’un prêtre de l’Église épiscopale ait été publiquement accusé d’avoir importé des armes à feu dans le pays a été compris par plus d’un comme si ce prêtre de l’Église épiscopale était en réalité un prêtre de l’Église catholique. Un prêtre catholique importateur d’armes à feu pour alimenter l’enfer qu’est devenu le pays aurait été, avec raison, une trahison de l’Évangile et un crime terrible contre le peuple haïtien. Pourtant, c’est exactement ce que croient, à tort ou à dessein, beaucoup de gens en Haïti comme dans la diaspora haïtienne et qui le font savoir. Ils se sont dits que si l’Église catholique en Haïti n’est désormais plus crédible, s’il est vrai qu’elle joue un jeu identique à celui des mercenaires et des brigands, autant s’en débarrasser. Cette confusion est à mettre au compte d’autres facteurs certes, mais aussi de la dégradation de la langue, de la compréhension de plus en plus limitée que l’on en a. L’usage commun de l’adjectif « épiscopal » fait par l’Église épiscopale, qui est en réalité une Église protestante, et la Conférence des Évêques, qui constitue, pour ainsi dire, le Magistère local de l’Église catholique en Haïti, a uni les deux Églises épiscopale et catholique pour le meilleur et pour le pire – mais surtout pour le pire en la circonstance.

La Conférence Épiscopale, analogue à la Conférence Haïtienne des Religieux, a désormais intérêt à changer de nom, se présenter par exemple comme Conférence des Évêques Catholiques d’Haïti pour moins prêter le flanc à ces genres d’amalgame.

Par ailleurs, l’Église en Haïti, n’a pas intérêt à déserter la problématique de la langue. Par-delà son engagement immédiatement pastoral, elle peut organiser davantage sa présence dans le domaine de l’instruction et de la médecine, élargir sa mission et réfléchir sur la qualité de la langue qui, depuis les années 1980, ne cesse de se dégrader. Les travaux en créole de Mgr Frantz Colimon par exemple, qui respectent le génie de cette langue, l’origine étymologique des mots, qui ne matraquent pas leur graphie tributaire du français, et qui vont enfin dans le sens de l’histoire de notre littérature, seraient à promouvoir. Il s’agit d’être fidèle à notre âme profonde, revenir à nos valeurs fondamentales, à ce qu’il y a de beau dans notre histoire de peuple et refuser cette nouvelle Haïti qu’on entend nous imposer. Les résultats que nous avons actuellement sous les yeux sont trop peu convaincants ; ils n’invitent pas à continuer dans cette lancée.  

Recrudescence des pratiques vodou

L’Église en Haïti n’a pas toujours eu des rapports paisibles avec le vodou. Suite à la proclamation de l’autonomie de l’île avec la Constitution de 1801, Toussaint y avait fait venir des prêtres assermentés. Ces derniers, eux-mêmes, concubins et simoniaques,étaient assez complaisants pour les vodouisants. Mais après la signature du Concordat, qui régularise la situation, l’Église catholique a pour ainsi dire renoué du même coup avec les préjugés des colons de Saint-Domingue, qui diabolisaient le vodou, et elle a été encouragée en ce sens par certaines autorités politiques. Aussi, s’était-elle montrée intolérante et avait-elle ouvertement persécuté le vodou, au nom même d’une évangélisation venue de la pratique tridentine. Deux, voire trois campagnes dites antisuperstitieuses ont été menées tambour battant dans l’histoire récente du pays : une première, de 1896 à 1900, une deuxième de 1911 à 1912, et la dernière, de 1938 ou 1939 à 1942. Celle-ci, baptisée « campagne de la renonce », en créole « campagne rejetée »,  a échoué en s’attaquant au vodou de Port-au-Prince. Les deux premières n’ont pas mieux réussi puisque le vodou existe encore.

Cela dit, tant que l’on s’en prenait aux pratiques paysannes et celles des habitants des bourgs-jardins que sont nos villes de provinces, tout se passait apparemment sans trop de difficulté. La population se montrait même entreprenante et collaborait à l’œuvre. Tout a viré de bord quand il fallait s’attaquer au vodou de Port-au-Prince. À l’issue d’une messe célébrée à Notre-Dame d’Altagrâce, à Delmas, les sbires du pouvoir à l’époque ont sorti leurs révolvers et ont tiré pour intimider. Et dans la panique, c’était la fin de la croisade catholique contre le vodou, d’autant plus que cette nouvelle attitude de l’Église a été confortée par le concile Vatican II plus respectueux des cultures des peuples. L’Église protestante, qui ne reçoit pas les règles de son comportement de la hiérarchie catholique, a pris le relais dans la guerre déclarée contre le vodou par des prédications enflammées, des chants et des danses-de-rue qui, paradoxalement, ne sont pas très éloignées des pratiques vodou. En conséquence, beaucoup de vodouisants se font protestants, prêtent attention à leurs songes, chantent et dansent, et roulent par terre comme ils l’auraient fait dans les cérémonies vodou.

Le peuple a probablement oublié l’histoire des rejetés ; mais les intellectuels de l’École d’Ethnologie de Port-au-Prince veillent. La querelle entre le Père Joseph Froisset et Jacques Roumain dans les années 1940 a laissé des traces. Et depuis quelques années, on assiste à une volonté de revanche contre le catholicisme qui a combattu le vodou. Et de plus en plus d’intellectuels se présentent désormais comme adeptes du vodou et revendiquent ouvertement cette appartenance. Et cette attitude est relayée par la musique populaire en intégrant les rythmes et les chants vodou sans parler de la vitalité de la création artistique haïtienne.

La présence de l’islam

L’islam est un dernier élément que l’on peut évoquer comme nouveauté dans la conjoncture actuelle. En effet, depuis les années 1990, Haïti doit compter avec ce dernier. Il cherche à se faire une place dans son paysage pas du tout habitué à ce type de pratique. Et depuis, l’histoire même du pays a été revisitée, du moins le souhaite-t-on. DuttyBoukman ne serait désormais plus un houngan venu de la Jamaïque, mais un imam inspiré par Allah, qui fait curieusement chevaucher un cochon, animal impur pour les Juifs comme pour les Musulmans. Cet imam aurait alors reconnu que le Dieu des chrétiens, comprendre celui des colons, est méchant et fort, puisque ces derniers eux-mêmes le sont. Le dieu des esclaves, qui n’est plus le Grand-Maître mais Allah, demande alors vengeance.

Tout d’un coup, il ne faudrait alors plus compter les musulmans comme les acteurs de la traite transsaharienne et encore moins comme ceux qui capturaient des Noirs non islamisés pour en faire des esclaves et les vendre aux négriers occidentaux et alimenter la traite transatlantique, mais au contraire, comme les victimes de ce honteux trafic, si bien que les esclaves déversés en Haïti auraient tous été des musulmans ou presque, de pauvres victimes de méchants chrétiens.

Toujours dans la même lancée, la première révolte massive des esclaves à Saint-Domingue n’aurait donc point été précédée d’une cérémonie vodou au Bois-Caïman, mais de sympathiques incantations de sourates du Coran adressées à Allah aux Bois-Caille-Imam, ce pourquoi d’ailleurs on donna le nom de Book-man à l’imam, et donc l’homme au Livre.

Cette thèse, à souhait un peu forcée ici, apparut en réalité au XXe siècle sous la plume de Madison Smartt Bell, un Étatsunien vraisemblablement d’origine haïtienne, à l’imagination débordante, qui dans le second chapitre de son roman historique intitulé Opening The Gate – Toussaint Louverture : A Biography, la présente comme une légende sans en donner la source. Elle a atterri en Haïti, si ma mémoire est bonne, avec le père Antoine Adrien, et depuis les années 1990, elle est ravivée par des musulmans, vraisemblablement très actifs dans les œuvres dites de charité dans ce paradis des Organisations Internationales. Mais on connaît, par ailleurs, les bonnes relations qu’entretiennent la plupart des musulmans avec les chrétiens dans d’autres pays, même en Afrique subsaharienne aujourd’hui encore, comme au Nigeria par exemple.

Voilà, sans doute, qui peut expliquer, me semble-t-il, fût-ce en partie, certaines formes nouvelles de violence dans l’Haïti d’aujourd’hui comme le pillage des entrepôts de la Caritas, une ONG catholique, l’incendie récente d’églises, d’écoles, la formulation de remarques désagréables à propos de l’habillement des jeunes filles jugées trop modernes, trop décontractées; des pratiques qui viennent conforter d’autres déjà assez obscurantistes dont ont malheureusement déjà fait preuve certaines élites haïtiennes. Et c’est aussi dans ce paysage complexe que s’inscrive l’action trouble, troublante et même souvent déstabilisante de la Communauté Internationale. Et le peuple continue de s’engouffrer dans la misère et la souffrance et l’ignorance.