Les chroniques de Jorel François

Directeur du Centre Lacordaire

Une force d’intervention en Haïti?

Pour qu’on ne dise pas que personne ne l’avait dit…

Le 7 octobre dernier (2022), soit quelques semaines après que Jean Victor Généus, ministre des Affaires Extérieures et des Cultes, eut déclaré au Conseil de Sécurité des Nations-Unies, le 26 septembre 2022, que la situation était sous contrôle en Haïti, le premier ministre haïtien, Ariel Henry, suite à son récent voyage aux États-Unis d’Amérique, prétextant la résurgence du choléra à Port-au-Prince, mais en réalité, relayant sans doute le diktat d’un certain secteur de la Communauté Internationale, demande officiellement une intervention armée en Haïti avec la possibilité pour que ce soit cette même Communauté Internationale qui s’occupe de ses modalités pratiques. En termes clairs, une carte blanche est donnée par Ariel Henry et son gouvernement à la Communauté Internationale pour faire ce que bon lui semble de ce territoire du bassin de la Caraïbe. La demande formellement faite le 6 octobre, alors qu’un arrêté a été publié le jour suivant dans le Moniteur, organe officiel de l’État haïtien, fut rapidement applaudie par les États-Unis d’Amérique et le Canada. Le 11 octobre dernier, certains ont observé la présence d’un bateau militaire étatsunien dans la rade de Port-au-Prince. Tout à coup, la crise en Haïti paraît donc intéresser très sérieusement la Communauté Internationale, ou plutôt les États-Unis et le Canada. Ce dernier pays aurait depuis accepté de prendre le commandement de cette prochaine force, alors que plus d’un se demandent en Haïti comme à l’extérieur, si cette soi-disant Communauté Internationale n’est pas elle-même un acteur majeur dans la crise traversée par le pays, ce que le secrétariat des États Américains a d’ailleurs reconnu le 8 août dernier (2022).

Était-ce ce dénouement qui était en vue quand le Ministre des Affaires Extérieures faisait remarquer que la situation était sous contrôle dans le pays, comprendre alors que tout était prêt pour cette demande d’intervention ? Une autorité d’un tel rang ne pouvait pas ne pas savoir ce qu’il disait en faisant cette affirmation qui prenait tout le monde de court et qui fut manifestement contredite peu après par le Premier Ministre.

Servitude volontaire

Avant toute autre considération, il est bon de rappeler que la Constitution de 1987, fidèle à la tradition en Haïti et comme c’est le cas pour tout pays souverain, interdit la présence de forces étrangères sur le sol national. Certes, il y eut depuis, suite au génocide rwandais de 1994, la résolution de décembre 2001 de la Commission Internationale de l’Intervention et de la Souveraineté des États autorisant un certain droit de regard dans les affaires internes d’un État souverain incapable de se prendre en charge alors que sa population est en danger, mais comment un Premier Ministre, qui ne représente que lui-même, comme souligne ironiquement la population locale, et avec lui, un gouvernement, tout aussi illégitime, peut-il prendre la responsabilité d’engager un pays dans une voie aussi compromettante, aussi sombre, aussi terrible que la demande d’une force d’intervention étrangère alors que la Constitution l’interdit ? Serait-ce au nom même de son illégitimité, de son mépris des lois nationales ? Comment la Communauté Internationale, elle-même, peut-elle renchérir en acceptant au pied levé pareille effronterie quand il arrive qu’elle fasse la sourde oreille aux demandes de gouvernements légitimes… ?

 « Constitution, c’est (du) papier, baïonnette, c’est (du) fer », disait-on autrefois en Haïti pour exprimer le mépris que l’on pouvait éprouver pour nos lois rarement observées. Et l’Étranger aussi de les fouler aux pieds.

Cela étant, comment les États-Unis, fût-ce par le biais du Canada, peuvent-ils accepter d’être la tête de pont d’une intervention militaire en Haïti quand on connaît l’aversion du peuple haïtien pour l’arrogance étatsunienne et le lourd passif que représentent les interventions et ingérences des États-Unis dans les Affaires d’Haïti ?

Interventions militaires étatsuniennes dans la région 

Les États-Unis, primitivement constitués de treize colonies anglaises, se sont libérés de la tutelle de la métropole anglaise et se sont constitués comme pays indépendant grâce à l’aide de l’Espagne et de la France alors en guerre contre l’Angleterre. Indépendants, les États-Unis ne sont pas considérés comme faisant partie des pays qui ont officiellement colonisé des territoires étrangers. Ils vont toutefois devenir rapidement un géant en termes de territoire, de politique, d’économie et autres avec l’achat de la Louisiane (1803), qui inaugure leur expansion à l’Ouest. Par la suite, en 1812,ils firent des tentatives d’expansion au Nord, qui furent repoussées par le Canada. En 1819, ils ont acheté la Floride et en 1867, l’Alaska. Dans le Sud, ils ont mené la guerre et ont annexé la moitié du territoire mexicain (1832-1848). La Californie, le Texas, le Nevada, l’Utah, le Colorado, le Nouveau Mexique et l’Arizona, étaient tous à l’origine des territoires des États-Unis du Mexique. Au nom de la doctrine dite de Monroe, qui veut que l’Amérique soit aux Américains (une tautologie si l’on considère que l’Amérique est un continent, qui, tel un pays, appartient forcément à ses habitants), pour contrer l’influence espagnole dans la région, ils ont en 1898 envahi le Porto-Rico. Par le traité de Paris, en décembre 1898, l’Espagne concède aux États-Unis et contre de l’argent: Cuba et Porto-Rico, ses dernières colonies en Amérique,  et perd du même coup les Philippines. Et toujours au même moment, l’Hawaii est devenue un État des États-Unis d’Amérique.

Les États-Unis ont aidé à la décolonisation officielle de nombreux pays notamment à la faveur de la deuxième guerre mondiale, mais en même temps, ils ont continué d’étaler leurs tentacules sur le reste de l’Amérique et du monde. Déjà au XIX e siècle, au nom de la doctrine de Monroe et ayant sans doute en perspective la reprise en 1914 du projet de construction du canal de Panama abandonné auparavant par Ferdinand de Lesseps, les États-Unis ont envahi plusieurs pays de l’Amérique Latine et plusieurs autres du bassin de la Caraïbe. Haïti et la République Dominicaine ne furent pas épargnés.

Bien avant la guerre contre l’Espagne, l’annexion de Porto-Rico et la présence des États-Unis à Cuba, oùils ont encore une base militaire (à Guantanamo), ils se sont appropriés la Navase, une île distante de moins de soixante-dix kilomètres des côtes d’Haïti, que les Constitutions Haïtiennes ont toujours reconnue comme faisant partie du territoire haïtien. Ils ont voulu, de surcroît, affermer le Môle Saint-Nicolas, territoire haïtien depuis l’Indépendance de l’Île, où Christophe Colomb mit pied à terre en 1492, pour, officiellement, en faire un dépôt de charbon devant servir au ravitaillement de leurs navires qui sillonnaient la région. Sans autorisation préalable de la part des autorités haïtiennes, leurs bateaux mouillèrent dans la rade du Môle Saint Nicolas. Le 22 avril 1891, Anténor Firmin, alors ministre du gouvernement, fut chargé de rappeler aux autorités étatsuniennes que la Constitution d’Haïti interdit tout bail, affermage, toute annexion par un État étranger d’une partie quelconque du territoire national. Le gouvernement d’alors croyait préserver la souveraineté du pays et éloigner cette dernière menace, mais c’était sans compter avec ce qui advint par la suite : débarquement illégal en 1914, mainmise sur la réserve d’or de la Banque Nationale d’Haiti, qui fut emportée aux USA et, en 1915, sans que personne ne les invite, à la faveur de la première guerre mondiale, on assiste impuissant au retour en force des soldats étatsuniens sur l’Île. Ils ont prétexté venir nous aider à mettre de l’ordre dans nos affaires.

Quelques conséquences manifestes de ces interventions

Selon Jean Price Mars, médecin haïtien, ethnologue et homme de Lettres, cette Occupation «entraîna à sa suite un tel changement de mœurs et d’habitudes, elle bouscula si violemment certaines de nos conceptions de la vie, qu’elle marqua nettement une rupture entre ce qui fut notre passé d’hier et ce qui allait être notre vie de demain ».

Au moins depuis 1915, les États-Unis sont donc en Haïti. Malgré leur départ officiel en 1934, l’ombre de leur présence continue de planer sur le sol national. En 1995, ils revinrent officiellement restaurer la démocratie en ramenant au pouvoir Jean-Bertrand Aristide en attendant que ce dernier soit de nouveau éjecté du pouvoir en 2004 en leur présence, et tout cela, en dépit de la Constitution de 1987 qui continue d’interdire la présence de forces étrangères sur le sol national.

L’ingérence constante dans les Affaires du pays est l’une des  conséquences majeures de ces interventions. Depuis l’Occupation de 1915, la plupart des gouvernements haïtiens reçoivent des ordres des ambassades étrangères présentes à Port-au-Prince. Ajoutés à cela la dépendance croissante du pays, la perte de sa souveraineté monétaire, l’accélération de sa paupérisation, l’irrespect et le mépris à essuyer presque partout sur la planète quand on est un ressortissant haïtien.

Après avoir infiltré tous les services de l’État, mis au pas la plupart des résistants et détruit l’Armée indigène, qui a fait l’Indépendance et qui résistait contre l’Occupation,les États-Unis acceptèrent, en 1934, de rapatrier leurs troupes d’Haïti, mais c’était pour laisser sur place les Forces Armées d’Haïti qui continuaient leur travail. François Duvalier parvint à contourner et circonscrire les initiatives déstabilisantes de cette Armée en s’appuyant sur les Tontons-Macoutes encore plus malfaisants. Mais on ne comprendrait rien à la dictature des Duvalier si on ne la place pas dans le contexte de la guerre froide. L’Étranger étatsunien était donc aux côtés de Papa Doc, quand bien même il mettait au pas cette création étatsunienne. Après la mort de Papa Doc, le régime continue de bénéficier des aides de Washington. On se souvient encore de la présence périodique de bateaux étatsuniens (Hamilton par exemple) sur nos côtes. Autant d’éléments, sans compter le pourrissement auquel tout cela a donné lieu aujourd’hui, qui participent de l’héritage de ces interventions.

On peut toujours penser que l’Occupation étatsunienne de 1915 n’a pas été que négative. La route nationale numéro 1, au moins en partie, notre réseau d’hôpitaux départementaux encore en service, y inclus certains bâtiments universitaires, comme l’École d’Agronomie de Damien, furent construits pendant cette époque. Cela étant, à trop y insister, on risque de mépriser la vie de plusieurs milliers de nos compatriotes sacrifiés en la circonstance. D’autant plus qu’il ne faut pas oublier que c’est avec notre propre argent que ces travaux ont été réalisés.Il ne faut pas non plus oublier que la plupart de ces infrastructures mises en place grâce à notre argent, sur fond de mépris (corvée, résurgence du racisme) et de viol de nos filles, devaient servir avant tout les entreprises étatsuniennes. Il fallait bien investir dans les infrastructures pour rendre possible l’investissement étatsunien dans la production du caoutchouc, de la pite (sisal) etc. L’expropriation des terres des paysans, rendues disponibles à ces entreprises, a accéléré le déboisement et la stérilité des terres, et l’exode massif de paysans haïtiens en République Dominicaine, à Cuba, et vers le reste de la Caraïbe.

Les conséquences de cette ingérence furent donc terribles, délétères. En plus des expropriations, de l’appauvrissement du sol, du déboisement, de l’érosion, de l’exode des paysans dépossédés de leurs terres, elle a mis un coup de frein et a détruit les efforts qui se faisaient pour doter le pays d’un réseau de chemin de fer, et ceci au bénéfice du développement du marché de l’automobile. La présence récente de soldats onusiens sur le sol national a ravivé les souvenirs de ce passé douloureux : exploitation sexuelle, prostitution, épidémie, morts. Et c’est du haut de cetriste vécu qu’aujourd’hui, en 2022, le Premier Ministre de facto, Ariel Henry, demande de nouveau une force d’intervention et la Communauté Internationale de s’activer à cette fin. Mais quels en sont les enjeux, qui va payer pour cette intervention?

Le sous-sol haïtien intéresse

La soif des épices avait conduit Colomb en Amérique. Les épices, n’ayant pas été au rendez-vous, cette soif s’était vite convertie en soif d’or. Il fallait bien rembourser les frais du voyage et renflouer les caisses de cette Europe longtemps avide de ressources venues d’ailleurs. Ainsi, lisons-nous : « Le 22 mars 1595 abordèrent aux quais de la rivière de Séville les navires de l’argent des Indes [Hispaniola]. Ils commencèrent à le décharger et déposèrent à la Casa de la Contratación 332 charrettes d’argent, d’or et de perles de grande valeur. Le 8 avril, on retira de la nef-capitaine 103 charretées d’argent et d’or, et le 23 mai on amena par terre du Portugal 583 charges d’argent, d’or et de perles provenant du navire-amiral que la tempête avait détourné sur Lisbonne […] Pendant six jours, les charges […] ne cessèrent de défiler par la porte de Triana, et cette année-là on put voir le plus grand trésor qu’homme vivant ait jamais vu à la Contratación, car il s’y accumula l’argent de trois flottes. Comme il ne tenait pas à l’intérieur des salles, beaucoup de barres et de caisses pleines de métal restaient dans les cours ».

Nous ne sommes pourtant qu’au début du pillage systématique du continent américain. Beau témoignage historique qui contredit ceux qui de nos jours affirment que la colonisation n’avait servi qu’à appauvrir l’Europe. Quelqu’un comme Voltaire faisait pourtant déjà remarquer en son temps : « il est certain que l’Amérique procure aujourd’hui aux moindres citoyens de l’Europe des commodités et des plaisirs. Les mines d’or et d’argent n’ont été utiles d’abord qu’aux rois d’Espagne et aux négociants. Le reste du monde en fut appauvri; car le grand nombre, qui ne fait point le négoce, s’est trouvé d’abord en possession de peu d’espèces, en comparaison des sommes immenses qui entraient dans les trésors de ceux qui profitèrent des premières découvertes : mais peu à peu cette affluence d’argent et d’or dont l’Amérique a inondé l’Europe, a passé dans plus de mains, et s’est plus également distribuée. Le prix des denrées a haussé dans toute l’Europe à peu près dans la même proportion ».

De l’autre côté de l’Atlantique, les Amérindiens étaient tellement surpris de la soif et de l’avidité des Espagnols pour le métal jaune qu’ils se demandaient, perplexes, ce que pouvaient bien faire ces derniers avec tout ce qu’ils avaient ramassé. Et les Conquistadores, pour les rassurer, de leur répéter qu’ils étaient malades en Europe, et que l’or servait de médicament pour les guérir de la maladie dont ils souffraient… Ils se gardaient bien de dire que c’était tout simplement de devises dont il s’agissait. Et l’histoire continue son cours.

On sait depuis les années 1960 qu’Haïti n’est pas aussi pauvre qu’on l’aboie à tort et à travers. C’est avéré que le sous-sol est encore riche en minerais et en ressources fossiles. Au moins deux contrats d’exploitation, dans les années 2010, auraient été signés avec deux compagnies, l’une étatsunienne et l’autre canadienne. Le Sénat haïtien, surpris de la façon dont l’affaire aurait été menée, et en raison du si faible pourcentage (à peine 2%) qui devait revenir à Haïti, aurait demandé de surseoir à toute signature de contrat et à toute exploitation du sous-sol. Et depuis 2018, malgré la réputation qu’on lui fait, ce pays généralement plutôt calme en comparaison à d’autres dans la région, se trouve plongé dans la spirale des gangs. Au service d’intérêts privés, ces derniers font irruption dans la politique, terrorisent la population, séquestrent, violent, tuent. Au bord de la guerre civile, le pays est subitement en voie de devenir un nouveau Congo.

Alors, une intervention militaire pour sécuriser les sites à exploiter prochainement ou pour stabiliser le pays et faire en sorte que désormais il soit enfin mis sur les rails du développement?

Et pourquoi la soi-disant Communauté Internationale ferait en Haïti avec une nouvelle force d’intervention ou d’occupation ce qu’elle n’a pas fait hier et qu’elle refuse encore de faire aujourd’hui avec les Nations Unies présentes sur le terrain ?

Et si sécuriser les puits de mines et de pétrole était donc l’unique but de la demande d’intervention et l’acceptation rapide de cette même demande provenant d’une instance aucunement autorisée par le peuple haïtien ?

Nous aurions là la clé de compréhension du gaspillage de l’argent officiellement destiné à la reconstruction du pays suite au tremblement de terre de 2010. Pareillement, nous aurions compris pourquoi les fonds Petro Caribe ont été dilapidés, ont volé en fumée alors que la dette pèse encore sur le peuple. Après tout, pourquoi reconstruire, pourquoi des infrastructures urbaines s’il faut bientôt dans ce même espace ouvrir des puits de pétrole ou de gisements d’or, d’iridium et autres ?

Vers une capitulation effective de l’indépendance

S’il est vrai que le sous-sol haïtien héberge d’abondantes ressources  fossiles, de minerais, de métaux rares convoités par des compagnies étrangères, que celles-ci souhaitent exploiter au détriment de la population locale, il est presque certain que la bataille est déjà perdue pour le peuple : trop de mercenaires sur place qui servent de cheval de Troie. Trop infiltrée, impuissante, Haïti ne pourra pas empêcher que les puissances qui convoitent son sous-sol ne l’emportent.

Cela étant, il faut avoir présent à l’esprit que l’actuelle République d’Haïti fait seulement 27 000 km2. Il s’agit d’un espace à peine plus grand qu’un département français. En raison même de l’étroitesse de l’espace en question, l’exploitation du sous-sol ne manquera pas de causer des dégâts collatéraux :pollution de l’air, contamination du sol, de la nappe phréatique… qui, à leur tour, entraîneraient immanquablement pour la population locale de graves maladies.

Que peuvent représenter 2 % des bénéfices qui reviendraient au pays, et qui seront probablement aussitôt empochés par les brigands locauxen comparaison aux risques encourus par la population pour sa santé, son avenir en raison du saccage dans l’environnement qu’entraîneraient ces exploitations ?

La population, qui ne pourra pas s’en aller vivre ailleurs, sera obligée de rester sur place et accepter de mourir à petit feu.

Malgré les circonstances actuelles, dans la mesure où nous sommes encore en situation de le faire, parce que les contrats ne sont pas encore signés, ou s’ils le sont, ils ne sont pas encore en phase d’exploitation, négocions la possibilité que la population puisse se déplacer, s’en aller ailleurs en cas de saccage de l’environnement. Nous en avons bien le droit puisque nous sommes encore chez nous. Au moins officiellement, nous sommes encore en possession du sol, et du sous-sol, qui relève du pouvoir régalien. Ce choix peut être douloureux ; il peut blesser, à n’en pas douter, notre narcissisme de peuple. Mais il reste, me semble, dans l’état actuel des choses, le plus raisonnable, le moins catastrophique pour le peuple.

Nous avons certes fait 1804. Nous sommes le deuxième pays du continent à avoir pris son indépendance et nous avons aidé d’autres pays à faire de même. Régis Debray (ni LaënnecHurbon) n’avai(en)t toutefois complètement tort quand il(s) parlai(en)t de faire d’Haïti une pupille de l’humanité. Ce qui était choquant, c’est que cette proposition était faite au moment où nous commémorions le bicentenaire de cette indépendance et que le gouvernement d’alors parlait de demande de restitution de la soi-disant dette de l’Indépendance. Dans ce contexte, le propos de Régis Debray, relayé par LaënnecHurbon, avait alors tout l’air d’une réponse méprisante à tout cela. Leur proposition reste encore choquante, inacceptable si c’est elle qu’incarne actuellement le CORE Group qui, paraît-il, détient le pouvoir effectif dans le pays depuis ces dernières années.

Si Haïti n’a pas à être la pupille de l’humanité que, en obtenant l’abolition officielle de l’esclavage, elle a forcée à être plus juste, moins profiteuse du travail d’autrui, elle peut toutefois continuer à collaborer à cette œuvre de cheminement vers plus d’humanité et même demander de l’aide pour respecter elle-même ce qu’elle avait rendu possible. Dans un monde de plus en plus inter-relié, elle peut même négocier une capitulation officielle, effective de cette indépendance chèrement acquise mais de laquelle elle n’a pas vraiment su profiter. Haïti a beau être un pays phare de la liberté, la plupart des Haïtiens n’ont jamais été vraiment libres et le pays continue d’être pour eux l’enfer qu’il a été pour l’esclave au temps où il portait le nom de Saint-Domingue.

Suite à la guerre de l’indépendance et à la débandade des troupes de Napoléon et la capture dans sa fuite de Rochambeauet son emprisonnement par les Anglais, Dessalines aurait été abordé par le général Maitland pour rattacher le pays à l’Angleterre, ce que Dessalines, me semble-t-il, aurait fait volontiers si l’Angleterre de l’époque n’était pas une puissance esclavagiste. Quand pour des raisons économiques l’Angleterre abolit la traite des Noirs, Christophe, alors Henry 1er, est aux anges, et n’a de cesse de l’encenser. Il s’en est même rapproché d’une certaine façon pour mieux fustiger la France qui, depuis 1802, avait rétabli l’esclavage dans ses colonies et continuait de s’adonner à la traite des Noirs. Mais si l’Angleterre avait aboli la traite, elle n’avait pas aboli l’esclavage. Quand elle le fait en 1938 suite à la révolte des esclaves de la Jamaïque, Christophe est déjà mort et Haïti se retrouve, depuis 1825, entravée avec la dette dite de l’indépendance à payer à la France. Le moment n’était alors peut-être toujours pas propice pour rejoindre une grande puissance, étant donné la dette et aussi parce que l’idée de Commonwealth n’est devenue effective qu’au XX e siècle.

Haïti n’avait même pas encore fini de payer la France qu’elle se retrouve entre les serres de l’Aigle étatsunien. Si aujourd’hui encore, Haïti résiste et continue de souffrir sans se remettre officiellement à un pays, qui aurait pu le couvrir de sa protection, il est désormais urgent qu’elle le fasse si elle veut sortir tant soit peu de cette ornière où elle se trouve. Quand bien même ce ne sera pas une panacée, se rattacher à un État capable de se défendre l’aura au moins protégé d’autres rapaces, comme c’est le cas pour la Martinique, la Guadeloupe, la Jamaïque, le Porto-Rico ou les Bahamas par exemple.

On m’aura objecté que les Portoricains souhaitent prendre leur indépendance des États-Unis, comme les Guadeloupéens de la France… ? À cela, je réponds : même en étant mécontents de leur situation actuelle, leur sort est manifestement plus enviable que celui des Haïtiens. Les terres de la Martinique, de la Guadeloupe sont peut-être polluées, mais les ressortissants de ces contrées sont plus respectés chez eux comme à l’étranger que des Haïtiens, d’autant plus que des Haïtiens quittent Haïti pour aller travailler dans leurs bananeraies. Haïti a donc aujourd’hui intérêt, si elle veut échapper à certain type de prédation et humiliation, à prendre ce même chemin au lieu de continuer à être victime de cette mise sous tutelle qui ne dit pas son nom. Et c’est vraiment aujourd’hui que le pays doit négocier cette annexion.  Demain, quand il sera pollué et son sous-sol pillé, son environnement saccagé, alors il sera déjà trop tard pour le faire. Des deux maux, choisissons donc le moindre d’autant plus que l’annexion officielle d’Haïti à un autre État ne pourra pas effacer l’épopée de 1804. Jamais on ne pourra faire que ce qui est fait ne fût pas fait.