Les chroniques de Jorel François

Directeur du Centre Lacordaire

Haïti et la Dominicanie

Deux républiques sœurs aux relations compliquées

Le 29 septembre dernier, l’armée dominicaine a traversé la frontière et a envahi le territoire haïtien, faisant usage de gaz lacrymogène et tirant à balles réelles pour réprimer des travailleurs haïtiens à l’intérieur d’une zone industrielle. De l’autre côté de la frontière, en territoire dominicain, depuis un certain temps, la situation n’a de cesse de se détériorer. Les ressortissants haïtiens, ou simplement  des personnes a piel oscura, comme disent les Dominicains (c’est-à-dire des Noirs apparemment non métissés), qui peuvent tout à fait être des Dominicains aussi, dans la mesure oû ils sont nés en République Dominicaine, sont arrêtés et expulsés dans l’irrespect total du droit et des conventions internationales. Si tout cela n’est pas nouveau, il reste que les relations deviennent de plus en plus tendues, hystériques même, entre les deux pays à mesure que se creuse l’écart entre leurs économies respectives. Un simple coup d’œil suffit  en effet pour constater l’énorme différence déjà entre la géographie de l’un et de l’autre pays, la gestion de l’espace, le rapport à l’écosystème et le traitement que chacun donne à ses citoyens respectifs ou qu’il refuse à ceux de l’autre… Mais en même temps que tout ceci n’est pas nouveau, sous un autre rapport, cela n’a pas toujours été le cas, au moins en ce qui a trait à l’instabilité politique et même au développement économique. L’un et l’autre pays ont connu de l’instabilité politique, l’un et l’autre ont connu la dictature, le chômage, la pauvreté… Il s’agit d’ailleurs de deux républiques partageant un même territoire avec, initialement, une même histoire et par la suite, des traces d’histoire commune, partagée.

Une île coupée en cinq, en deux, puis…déclarée indivisible

Quand Christophe Colomb débarque le 6 décembre 1492 en ce qui s’appelle actuellement le Môle-Saint-Nicolas, l’Île alors appelée Hayti, Quisqueya ou Bohio est répartie en cinq régions ou caciquats. Deux de ces caciquats, le Marien et le Xaragua, se trouvaient sur le territoire aujourd’hui haïtien, et deux autres, la Magua et le Higuey, en l’actuelle République Dominicaine. Le cinquième, la Maguana, était à cheval sur Haïti et la République Dominicaine.

Le Marien, qui occupait le Nord et le Nord-Ouest, allait de Monte-Christi au Môle Saint-Nicolas. Le Xaragua, à l’Ouest, comprenait la Plaine du Cul-de-Sac, Port-au-Prince, Léogâne et tout le Sud-0uest d’Haïti. La Magua, au Nord-Est, occupait, entre autres régions, la vaste plaine qui va de Monte-Christi à la Samana, que les Espagnols appellent par la suite Vega Real. La Maguana, un peu plus au Centre et au Sud, allait du Cibao et embrassait les territoires baignés par le fleuve de l’Artibonite. Le Higuey, complètement à l’Est, fut baigné par l’Ozama qui coule du Nord au Sud vers le Cap d’Engano.

Chacune de ces régions avait alors à sa tête un roitelet. Pour la Maguana, le farouche Caonabo, qui résista aux Espagnols. Il résidait au plus gros bourg de sa région appelé San Juan par la suite. Pour le Marien, Guacanagaric, qui concéda un terrain à Colomb, près de Terrier-Rouge, pour bâtir le fortin La Nativité que ce dernier n’a pas retrouvé à son deuxième voyage. Guacanagaric habitait au Cap-Haïtien, ci-devant, Cap-Français. Guarionex gouvernait la Magua et résidait à la Concepción de la Vega. Bohéchio, puis à sa mort, sa sœur Anacaona, épouse de Caonabo, habitaient à Léogâne, autrefois Yaguana, et gouvernaient le Xaragua. Kotubanama, pour le Higuey, qui vivait à Yuma.

Si, à en croire le Baron de Vastey, les cinq royaumes gardaient chacun leur autonomie, leur indépendance même, ils avaient des rapports de bon voisinage et évoluaient, selon Thomas Madiou, dans « une parfaite amitié ». Leur tranquillité se troubla à l’arrivée de l’Espagnol qui, dès 1495, leur apporta la guerre.

En effet, les aborigènes durent massacrer les Espagnols laissés par Colomb dans le Fortin construit avec les débris de la Santa Maria, l’une des trois caravelles naufragée en longeant les côtes de l’Île, parce qu’ils prenaient déjà leurs filles et leurs femmes et exigeaient de plus en plus d’or. Au retour de Colomb, les Indigènes, qui se montraient désormais beaucoup plus circonspects et prudents, sont provoqués et massacrés. Guarionex est exécuté (1498), Caonabo enlevé pour soi-disant pour aller négocier la paix avec Ferdinand en Espagne, il périt avec le bateau qui le transportait. À la mort rapidement survenue de son époux et de son frère, Anacaona, qui se retrouvait à la tête de plusieurs caciquats en même temps, vaincue par la ruse de Nicolas de Ovando, est pendue (1503). Suite à la mort tragique de cette Reine-poétesse, malgré la résistance du cacique Henri dans son maquis, les Espagnols devinrent les maîtres absolus de l’Île qu’ils se répartirent en encomiendas pour mieux exploiter le tabac et faire travailler de force les Arawaks et les Taïnos, les premiers habitants de l’Île. Et à mesure que furent décimés les Amérindiens, ils firent venir des Noirs d’Europe et d’Afrique pour les remplacer.

Mais si les Espagnols, en raison de leur supériorité militaire et pour avoir usé de ruse et de perfidie, devinrent vite les seuls maîtres de l’Île, dès 1630 celle-ci leur est disputée par la France de Pierre Vadrosque et Blain d’Enambuc puis, en 1697, moyennant le traité de Ryswick, est officiellement partagée en deux parties.

Alors que la France disposait jusque-là de la partie occidentale, le traité de Bâle conclu entre elle et l’Espagne le 22 juillet 1795 lui céda également la partie orientale qu’elle tarda à récupérer. Ce fut Toussaint Louverture qui annexa finalement la partie espagnole au nom de la France et, avec la Constitution de 1801, proclama l’autonomie de l’Île, et prit le titre de Gouverneur général.

Avec l’indépendance officiellement survenue le 1er janvier 1804, Jean-Jacques Dessalines redonna son nom amérindien à l’Île et affirma son unité et indivisibilité, principe qui fut repris dans les Constitutions de la République d’Haïti, au moins jusqu’à la séparation de la partie de l’Est.

Il est à noter qu’après l’indépendance, malgré l’affirmation de l’unité de l’Île, Dessalines, militaire, stratège, s’intéressa très peu à la partie orientale. Il s’attela surtout à fortifier la partie occidentale, plus facilement défendable, en raison de son relief et parce que la jeune République vivait dans la crainte d’un retour offensif de la France. Quand, en 1805, il entreprit une campagne militaire dans cette partie, il commanda à son armée de rebrousser chemin, croyant à tort, se fondant sur une fausse rumeur qui circulait sans doute à dessein, que la partie occidentale était pendant son absence menacée. De retour dans la partie occidentale, Dessalines est assassiné en 1806 et l’unité qui était faite jusque-là autour de sa personne vola en éclats.

Suite à la bataille de Sibert (1806) pour lui donner un successeur, Alexandre Pétion s’établit comme président dans l’Ouest et Henri Christophe, comme roi dans le Nord et le Nord-Ouest. L’Espagne profita de ce moment de turpitude et de faiblesse nationale pour, en 1808, se réinstaller dans la partie orientale de l’Île, et elle y resta jusqu’en 1821, date à partir de laquelle elle en a été chassée. C’est alors, à la demande des Habitants de la partie de l’Est, qu’intervint Jean-Pierre Boyer qui réalisa l’unification de l’Île qu’il gouverna jusqu’à sa chute en 1843. 

En 1843, la Dominicanie, comme on disait encore dans le français de l’époque, avec la complicité de militaires haïtiens et vraisemblablement poussée aussi par la France, prit donc sa distance par rapport à la partie occidentale de l’Île. Autour des années 1870 encore, Edgar La Selve fait remarquer que « dans l’île entière il n’y a pas plus de mille blancs ». Les Taïnos exterminés, ne leur survécurent que des nouveaux habitants d’origine africaine et de « sang-mêlé » et quelques blancs, tous fruits de la douloureuse histoire de la colonisation. Mais suite à sa séparation d’avec la République d’Haïti et dans le but de bien se démarquer de ses habitants qui se veulent, depuis la Constitution de 1804, des Noirs indépendamment de leur couleur de peau, la République Dominicaine se charge progressivement de blanchir sa population. Désormais, l’identité de la République Dominicaine s’enracine dans cette volonté de se montrer différente de la République voisine.

Une frontière géographique instable

L’instabilité dont il est ici question n’est pas propre à Haïti et la République Dominicaine, elle est le lot de la plupart des pays partageant une frontière commune. Sans évoquer ce qui se passa à ce propos sur les autres continents, les pays mêmes de l’Amérique latine ont mis du temps, beaucoup de temps à préciser le tracé de leurs frontières communes, et cela eut souvent lieu suite à des guerres. La frontière entre la République d’Haïti et la République Dominicaine a donc longtemps été imprécise et même après les différents tracés, elle est restée une zone d’instabilités et de turbulences et cela non seulement en termes de géographie physique mais aussi humaine.

Déjà au temps des Espagnols et des Français, la situation était trouble. Il y eut certes le tracé mis en place avec le traité de Ryswick, mais il a fallu le traité d’Aranjuez, en 1777, pour mettre fin au litige entre la France et l’Espagne à propos de la frontière entre Saint-Domingue et la partie espagnole. Et même là encore, la frontière restait poreuse.

Quand Vincent Ogé, mulâtre, échoue dans sa tentative d’exiger par les armes l’application du décret du 28 mars 1790 de l’Assemblée Nationale reconnaissant l’égalité entre les Blancs et des Affranchis, c’est vers la partie Est de l’Île qu’il s’enfuit, et c’est de là, avec ses infortunés compagnons, qu’il a été remis aux autorités françaises de Saint-Domingue pour être roué.

Il arrivait que des Noirs qui, pour contester le système, prenaient le maquis, traversent parfois la frontière. C’est d’ailleurs dans la partie orientale de l’Île que la plupart des chefs noirs comme Jean-François, Biassou, Toussaint Louverture ont fait pour ainsi dire leurs premières armes dans une armée régulière et ont reçu leurs premiers grades militaires.

Si beaucoup de Français avaient quitté l’Île au moment des guerres de l’Indépendance soit pour retourner en Métropole, soit pour aller s’établir en la Nouvelle Orléans ou dans d’autres endroits proches, d’autres s’étaient contentés de passer dans la partie Est. Ce fut pour mettre fin à la provocation du Général Ferrand qui, suite à l’Indépendance, capturait des Noirs pour les remettre en esclavage dans la partie Est qu’en 1805 Dessalines entreprit la campagne dite de l’Est.

Et si en 1808, l’Espagne est de nouveau dans la partie Est de l’Île pour y rester jusqu’en 1821, il n’empêche que, suite à la mort de Dessalines, Christophe en annexe des portions. C’est le cas, en 1812, pour Hinche. Christophe meurt en 1820 avant de concrétiser son projet d’unification totale de la partie Est avec son royaume. À sa mort, la ville de Hinche est reprise par la Dominicanie avant de redevenir, par-delà la réunification en 1821 de la partie Est et de la partie Ouest, définitivement haïtienne avec Faustin Soulouque.

Du côté haïtien, suite à la séparation de la partie orientale et de la partie occidentale de l’Île survenue en 1843, la ville de Dame-Marie, fondée en 1776, fut pillée et incendiée le 3 décembre 1849 par des brigands dominicains.

Haïti, avec Fabre Nicolas Geffrard, reconnaît l’indépendance dominicaine. Mais en 1861, un secteur dominicain, avec Pedro Santanas en tête, remet le pays à l’Espagne esclavagiste. Geffrard, en lutte contre les factions haïtiennes, dut en même temps s’organiser pour éloigner la menace espagnole. Il venait de mater une rébellion organisée par Salomon Aîné (1862), quand il envoie des troupes contre Santanas aider à restaurer l’indépendance de la République Dominicaine, laquelle restauration fut obtenue en 1865.

Par la suite, des chefs d’État haïtiens comme Rivière Hérard, Louis Pierrot ont tous essayé de réunifier l’île. Les dernières tentatives de réunification (en 1849, en 1850 et 1855) datent du gouvernement de  Soulouque.

Du côté dominicain, les années 1870-1916 inaugurent une période d’anarchie politique, et ce n’est guère mieux du côté haïtien : guerres civiles entretenues par des mains étrangères, querelles intestines pour le pouvoir. Le palais national, incendié sous le président Sylvain Salnave (décembre 1869), puis sous Nissage Saget, reconstruit dans un cas comme dans l’autre, est à nouveau incendié (8 août 1912). Cincinnatus Leconte, alors chef d’État, périt sous les décombres. Au début du XX e siècle, l’instabilité politique est à son comble. Plusieurs chefs d’État, dont Oreste Zamor et Joseph Davilmar Théodore, se succèdent sans pouvoir rester plus de six mois au pouvoir. En 1915, les États-Unis, qui manigançaient dans les coulisses et qui faisaient d’ailleurs déjà des incursions intempestives dans la région, occupent Haïti et en 1916, la République Dominicaine. Partis en 1924 de la République Dominicaine, les soldats étatsuniens reviennent au début des années 1960. Ils quittent officiellement Haïti en 1934 mais y laissent une armée qui perpétue leur présence.

Massacre des Haïtiens en République Dominicaine

Il y a toujours eu des va-et-vient des deux côtés de la frontière, et des transferts de population si bien que des familles d’origine dominicaine se sont retrouvées en l’actuelle République d’Haïti comme des familles d’origine haïtienne en l’actuelle République Dominicaine. Des complots politiques partent de part et d’autre de la frontière, des politiciens d’origine haïtienne sont parfois aidés à fomenter des coups en Haïti par la République Dominicaine tout comme le sont parfois des politiciens dominicains hébergés en territoires haïtiens et aidés dans leurs entreprises visant l’autre côté de la frontière. Des personnages de l’histoire dominicaine comme Gregorio Luperon et Lilis étaient des noirs. Pedro Santanas, lui-même, était originaire de Hinche. Malgré la politique de blanchiment orchestrée par la République Dominicaine, sa population comporte encore des Noirs comme celle de la République d’Haïti, des mulâtres, mais avec des proportions différentes en raison d’événements historiques connus.

Beaucoup d’Haïtiens, dépossédés de leurs terres, sous l’Occupation Étatsunienne se sont retrouvés en République Dominicaine à devoir couper la canne à sucre. Le phénomène était d’ailleurs probablement encouragé par Sténio Vincent, président haïtien, lui-même vraisemblablement poussé par les États-Unis. En avril 1937, les soldats dominicains fermèrent la frontière. Aidés de civils, ils massacrèrent entre 15 et 20 000 haïtiens environ. Si une modeste somme a été octroyée en dédommagement de l’odieux crime, aujourd’hui encore la République Dominicaine ne reconnaît pas officiellement le massacre. Le tracé de la frontière actuelle date de cette époque.