Les chroniques de Jorel François

Directeur du Centre Lacordaire

Un génocide en marche

Sur les ondes d’une radio de la capitale d’Haïti, Port-au-Prince, depuis son téléphone, un intervenant explique sa position par rapport à la conjoncture et à l’histoire du peuple haïtien. Il le fait d’autant plus clairement qu’il ne s’est pas présenté et qu’il ne parle pas à visage découvert : « on ne sait pas qui je suis et on ne le saura pas », fait-il remarquer en créole haïtien.

Jovenel Moïse, assassiné le 07 juillet 2021, n’était vraissemblablement pas encore élu président mais seulement proposé comme  cheval de bataille d’un groupe dans la population qui ambitionnait de prendre le pouvoir, ou de le garder, pour s’en servir à des fins partisanes. Et la situation, comme c’est souvent le cas en Haïti depuis cette indépendance précipitée et mal consolidée, commençait une fois de plus à s’échauffer et se gâter.

Relayée par la suite sur la toile, la déclaration de l’intervenant est écoutée par tous les Haïtiens ou presque, à l’intérieur du pays comme dans la diaspora. « Le gouvernement d’Aristide nous empêchait de faire de l’argent », martèle la voix.

« Ils [c’est-à-dire les Nègres d’Haïti] se disent fils de Dessalines, nous nous pouvons nous revendiquer de Pétion […]

Toutes les richesses du pays sont concentrées entre nos mains, et nous plaçons notre argent partout à l’étranger. Eux, ils ont de petits besoins, ils se suffisent de peu, y inclus ceux parmi eux qui font partie de la classe moyenne, ceux qui ont été à l’école, et qui ont des diplômes. Nous nous servons d’eux d’ailleurs. Nous leur donnons un peu d’argent pour qu’ils disent ce que nous voulons qu’ils disent dans les médias…

Il faut débarrasser Haïti de ces Nègres. Ou ils retournent en Afrique, ou nous les exterminons. Nous avons envoyé nos enfants à l’étranger ; nous, nous restons sur place pour les combattre. Ils ont des cailloux, et nous, nous avons des armes… Nous nous servirons d’eux-mêmes pour les exterminer. Nous leur fournissons des armes pour qu’ils s’entretuent. Une fois qu’ils auront été exterminés, nous les remplacerons par d’autres populations.

Il faudra qu’Haïti devienne comme la République Dominicaine, une terre où il n’y a presque plus de Noirs », continuait d’affirmer cette voix dénuée d’empathie qu’aucun journaliste n’a su dire jusqu’à présent qui c’était au pays de la loi du silence.

Le message était pourtant clair. Tant pis pour ceux qui penseraient qu’il s’agirait d’une plaisanterie. Ce funeste message explique au moins en partie pourquoi nous sommes dans cette situation en Haïti. Il rappelle que les ennemis d’un peuple ne lui sont pas nécessairement extérieurs, et qu’il faut, pour construire un État digne de ce nom, se donner les moyens pour les neutraliser.

Cette déclaration permet aussi d’inférer que beaucoup d’Haïtiens de la classe moyenne, comme d’ailleurs beaucoup de pauvres du pays, sont au service des ennemis du peuple. Ils sont aussi eux-mêmes, par conséquent, des ennemis du peuple haïtien. Et de ces ennemis intérieurs, les pires ne sont ni les pauvres qui vendent leur vote pour un plat de riz ou qui se laissent armer les bras pour séquestrer d’honnêtes citoyens, ni même ceux qui leur arment les bras. Ce sont les intellectuels de la classe moyenne qui, tout en ayant fait des études et en sachant ce qui serait bon pour le pays, se laissent acheter comme de vils esclaves, prostituent leur intelligence et leur science. Ils sont pires que ceux qui n’ont jamais été à l’école et qui n’ont pas de diplômes – pires que ceux de l’intérieur comme de l’extérieur qui complotent et qui s’activent dans les coulisses pour renverser les gouvernements qui manifestent une certaine volonté politique pour bien faire.

On peut toujours ne pas aimer le peuple haïtien, qui peut avoir des ennemis même en son sein. Cela étant, soutenir que ce sont les Blancs qui ont laissé cette terre aux Mulâtres, leurs descendants (comme si les Mulâtres ne descendaient pas aussi des Nègres), c’est méconnaître l’histoire même d’Haïti. C’est oublier la guerre de l’indépendance, et les sueurs et les larmes versées par les paysans haïtiens pour payer la dite dette de l’indépendance proposée par Pétion et que Boyer a accepté de faire payer. C’est oublier qu’à côté des grands Blancs, les planteurs, les Affranchis, propriétaires à Saint-Domingue, n’étaient pas seulement des Métis de couleur de peau mais aussi des Noirs libres. Toussaint Louverture en est un bel exemple.

Affirmer que les Noirs doivent retourner en Afrique, c’est autant vouloir que les Blancs retournent en Europe ou les Arabes en Arabie… Quant aux Métis il faudrait les envoyer sur la lune ou sur mars puisqu’ils n’ont pas de territoires géographiques historiquement propres à eux.

Mais peu importe. Aveuglé par la rage, et la haine, l’intervenant anonyme déblatère et vomit ses sophismes. Il évoque des clichés, prend des raccourcis pour faire sa déclaration de guerre contre le peuple haïtien, et en particulier contre ceux dont le métissage (en termes de couleur de peau) n’est pas manifeste.

Le  discours est séditieux. Il sème la discorde, blesse l’amitié civique et exhorte à la violence. Il dresse déjà une catégorie de la population contre une autre : les riches contre les pauvres, les manifestement métissés contre les apparemment non métissés. Il s’agit d’un discours génocidaire, un véritable manifeste.

Qui aurait des doutes à ce propos et qui penserait qu’il s’agirait seulement d’une mauvaise plaisanterie n’a qu’à se montrer un peu plus attentif à ce qui se passe actuellement dans le pays et se remettre en mémoire ce qu’est un génocide pour se convaincre du sérieux de la déclaration.

Il est question de génocide, rappelle Arthur Grenke, quand il s’agit d’extermination d’un groupe ethnique. Et le terme « génocide » est à distinguer, au moins depuis Eric Carlton, d’un simple « massacre » ou même d’une « tuerie ».

Le massacre évoque des crimes perpétrés en contexte de paix contre un grand nombre de personnes (qui n’auraient alors même pas la possibilité de répliquer, qui seraient comme on dit dans le jargon classique des innocentes). La tuerie renvoie, elle, à un contexte de guerre (on a alors affaire à des gens potentiellement nocifs, tels les militaires, capables de se défendre et même d’attaquer, ce que l’on appelle dans un certain jargon les nocentes). Le génocide est un crime de masse perpétré pour des motifs ethniques.

Créé dans le contexte subséquent à la deuxième guerre mondiale, le terme « génocide » a été utilisé la toute première fois pour  qualifier les crimes nazis perpétrés contre le peuple juif.

Depuis lors, les Nations Unies (ONU) reconnaissent, en plus du génocide des Juifs (1943-1945), quatre autres génocides : celui des Arméniens perpétré dans l’empire ottoman (1915), celui des Tziganes (1934-1943), celui des Tutsis (1994) et celui des Musulmans de Bosnie survenu en 1995. L’ONU se garde de remonter plus en amont dans l’histoire pour respecter le principe de non-rétroactivité de la loi. Ainsi, les crimes perpétrés par les Allemands contre les Hereros en Namibie (Afrique du Sud) au début du XX e siècle n’ont pas été retenus comme un génocide, ni l’extermination des  Arawaks et des Taïnos, les premiers habitants de l’île d’Haïti, suite à la découverte de leurs terres par les Espagnols.