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Du bon usage du silence et de la parole

Haïti. Etat failli dont la capitale et les campagnes environnantes sont contrôlées à 80% par les bandes armées qui étendent leurs territoires à de vastes régions de province. La population terrorisée y vit un calvaire dans une insécurité multiforme menaçant sa survie (1600 morts violentes entre janvier et fin mars), son alimentation , sa santé physique et mentale, etc. Dans cette tragédie, la 29ème édition de « Livres en Folie » apporte une bouffée d’air à un lectorat confiné et qui majoritairement préfèrera prudemment l’achat en ligne au plaisir du présentiel. Paradoxalement, des auteurs et agents culturels appellent à son boycott pour poursuivre d’anciennes luttes politiques. Leur prise de position est loin de faire l’unanimité…

       Une prise de position mise en réseau récemment par une fraction de l’intelligentsia haïtienne  suscite dans ces milieux des réactions contradictoires, en raison de  son objet et de son registre polémique. Les signataires y élèvent une protestation virulente contre le choix du Général-Président Prosper Avril à titre d’invité d’honneur à Livres en Folie 2023, aux côtés de l’écrivain James Noël. Ils  s’opposent aussi à toute mise en vente de leurs publications à cette grande foire annuelle qu’ils s’engagent  à ne visiter ni physiquement ni en ligne. Implicitement ils incitent tous les patriotes et démocrates à s’associer à leur vertueuse indignation et à cette ostracisation éthico- politique.         Le Général-Président Prosper Avril est apte à  assurer sa défense s’il le juge utile. Mon propos n’est donc pas de me porter à son secours, mais de questionner ce réveil soudain d’une frange  de notre  élite intellectuelle. Que le choix de cet invité par les promoteurs de Livres en Folie les tire du mutisme dogmatique dans lequel ils se muraient a forcément une signification et des implications qu’il est permis de questionner.          D’entrée de jeu, rappelons-nous que certains avaient élevé la voix, dans un passé récent, pour des causes qui leur semblaient vitales et ils n’ont toujours pas compris pourquoi leur appel n’avait pas rencontré d’écho dans ce monde de la culture. Ils avaient, par exemple, sonné le ralliement pour la défense du droit à l’éducation des enfants haïtiens et donc pour préserver ainsi l’avenir de la patrie commune. Et ceux qu’ils auraient crus solidaires de cette cause, d’autant plus que plusieurs étaient entrés dans la vie professionnelle par l’enseignement et  faisaient régulièrement des écoles un espace de promotion-vente de leurs œuvres littéraires, ceux-là, donc, n’ont pas pris position à leur côté. Ils n’ont pas élevé la voix contre cette déscolarisation de tant de nos enfants d’Haïti par le radicalisme sans nuance du « peyilock ». Entre politique,  suivisme et patriotisme, tant de combinaisons sont possibles !         Aujourd’hui, cela fait des mois, plus d’un an même, que l’angoisse de la survie, tant individuelle que collective, a supplanté tous  les autres soucis. Et ce, dans toutes les catégories sociales. Problèmes de survie découlant de ceux de sécurité publique et même de sécurité nationale. Débats sur la manière de faire face au kidnapping, à la guerre des gangs, à la désintégration continue de la souveraineté nationale sur le territoire haïtien au bénéfice de groupes armés qui de plus en plus  dévoilent leur visage  d’organisations paramilitaires. Fallait-il ou non solliciter une assistance étrangère, et si oui, sous quelle forme ?  Toutes les réflexions et opinions contradictoires de nos « têtes pensantes » auraient pu contribuer à éclairer le débat. Mais non ! Se prononcer c’est risquer de se tromper. Alors silence ! Attendre pour voler au secours de la victoire, s’il doit y en avoir une ? Ou, à travers des scrupules nationalistes, offrir à ceux qui pourraient aider le peuple haïtien un alibi honorable pour se dérober. Cette indifférence et cette insensibilité à la tragédie quotidienne de tout notre peuple, sont partagées équitablement avec le gouvernement,  certains regroupements lourds de l’opposition politique et les anges purs de la démocratie. Ils y  trouvent, sans l’avoir cherché, un premier point d’accord inclusif.        Aussi  peut-on et doit-on  questionner et la cause choisie et le moment de cette intervention inattendue. Certes la personnalité incriminée a un passé. Mais, régler ses comptes au passé sans risquer de se compromettre dans les voies institutionnelles et forcément contradictoires de la mise en accusation judiciaire est-il plus important  que d’affronter les urgences de l’heure ? De cette heure à laquelle un frémissement tardif semble éveiller certains secteurs  de notre diaspora nord-américaine (hors intelligentsia mondaine) et les porter à chercher par quelles actions et pressions ils peuvent venir en aide aux parents, au pays. Alors qu’on en est encore aux tâtonnements dans  la mise en place d’un front uni face aux ennemis communs, cette intervention de nos « gens de culture » est grosse d’effets pervers, même si  ces derniers n’ont pas été recherchés pour eux-mêmes. Citons, au nombre de ces effets, d’abord de détourner l’attention du drame sanglant qui se joue, en faisant parler d’autre chose. (Ce à quoi je cède présentement). Ensuite d’affaiblir cette union circonscrite et conjoncturelle rendue nécessaire par l’urgence de l’heure. Enfin de faire diversion par l’ouverture d’un deuxième front, d’un front  de détournement des énergies. Cela est-il vraiment bénéfique à nous autres citoyens désarmés, à la nation et à l’État haïtiens ?        Maintenant, en nous centrant sur l’événement culturel, social et commercial ciblé, demandons-nous ce que la collectivité gagnerait à le voir lui aussi gangrené par cette politisation outrancière dont les effets mortifères sont déjà ressentis par tant d’institutions. Malgré tous les aléas de la conjoncture, Livres en Folie continue sur sa lancée et tout ce qui peut fragiliser ou rendre conflictuelle la vie de cette quasi institution nationale, à laquelle un public venu de tous les horizons communie annuellement, provoque une légitime suspicion. Que ceux dont la notoriété nationale et internationale a une petite dette envers Livres en Folie ne lui portent pas le premier coup, au risque de priver les générations montantes de ce tremplin. Et que ne s’impose aucune police de l’esprit ni censure intellectuelle susceptible d’assassiner la liberté de pensée et d’expression dans les espaces publics et universitaires. À l’état embryonnaire, déjà, cette tendance inquisitoriale aveugle même  historiens et sociologues et  leur fait mésestimer  la valeur des témoignages écrits par des acteurs majeurs de la vie politique nationale. Ne devraient-ils pas y voir de préférence un  matériau précieux pour un travail scientifique sur l’histoire de nos années de braise, quand se seront apaisées les passions ?         Je  termine donc en réaffirmant que ceux qui ont exercé ou exercent aujourd’hui le pouvoir dans le pays ne sauraient être dispensés de la reddition de compte dans les cadres institutionnels prévus.  Mais je me permets d’ajouter qu’à ceux qui se trouvent ou se sont trouvés en position de contre-pouvoir, la nation demandera peut-être un jour de rendre compte de l’usage qu’ils en auront fait.                 Pétionville, le 19 avril 2023                 Patrice Dalencour