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Pourquoi aucun chef n’émerge-t-il ? Decembre 2023

Pourquoi aucun chef n’émerge-t-il depuis des années alors que le pays s’enfonce dans des crises perpétuelles ? Cette question je me la pose depuis quelques années, au fait depuis le premier « peyi lòk » en 2018. Nous avons sur la scène politique haïtienne beaucoup de « vociférateurs », de leaders auto-proclamés mais jamais adoubé, nous avons des représentants qui ne représentent au mieux que leur base de tafiateurs, rarement plus. Dans cette foule bruyante, grouillante et nuisible rien de valable n’émerge en dehors de consensus bidons et d’accords entre copains. Triste constat dont le perdant est le peuple de moins en moins citoyen, de moins en moins impliqué dans la chose publique. Malgré le fait que la République d’Haïti procède de l’Armée Indigène ce sont les citoyens qui font l’État et non l’État qui fait des citoyens. L’État se trouve où se trouvent ses citoyens, alors s’il n’y a pas d’État…        La République d’Haïti est héritière de la société coloniale de Saint-Domingue et malgré une révolution et une guerre d’indépendance salvatrice, nous nous transmettons les complexes et les préjugés de cette époque que seule l’éducation et un état de droit peuvent lentement guérir. La liberté mentale, qui permet à ceux qui sont capables de l’acquérir de se libérer de ces complexes et préjugés, est individuelle et peut coexister dans une même famille avec les complexes les plus profondément assimilés. La société haïtienne dans son ensemble est discriminante, elle sépare, elle divise, subdivise, elle sectorise à l’infini, empêchant l’apparition de structures sociales représentatives qui favoriseraient le regroupement des individus sur des bases autres qu’un clivage social aromatisé de colorisme. Il n’y a pas de réels syndicats en dehors de syndicats corporatistes ; aucune grande entreprise haïtienne ou presque ne s’est libérée de ses fondateurs ou de leurs familles. Il n’y a quasiment plus de tournois sportifs nationaux, de clubs ou d’associations qui rassemblent les gens sur la base d’une passion ou d’un intérêt commun. Au final tout le monde se méfie de tout le monde, l’échange inter humain n’est plus gratuit il doit obligatoirement apporter un gain. Il n’y a plus de collectif, juste de l’individuel. « Si je ne gagne pas, tout le monde perdra », tel semble être la ligne directrice.         Cet individualisme forcené, obsédée par les micros, tenants mordicus aux attributs du pouvoir plus qu’au pouvoir lui-même, que nous montre-t-il de nous-même ? Ces hommes et femmes politiques qui parlent pour parler, pour s’entendre parler ne se rendent-ils pas compte que le temps est à l’action ? Pour pouvoir penser au peuple, aux autres il faut être capable de se décentrer et pour ce faire il ne faut pas être en insécurité existentielle. Ce sentiment d’exister socialement, d’avoir une fonction, une utilité dans la communauté est essentiel et explique pourquoi certaines administrations fonctionnent aussi bien qu’il leur est possible, que certaines entreprises continuent de fonctionner, etc. Cet individualisme couplé à ce sentiment d’inexistence sociale et qui demande constamment à être rassuré fait que notre personnel politique n’existe que par et pour la parole diffusée. Il n’est pas dans l’action, la résolution de problèmes. C’est une parole stérile. Ces personnages ont besoin de la reconnaissance extérieure que leur donne l’internationale pour justifier qu’ils monopolisent la parole diffusée qui légitime ainsi leur statut d’acteurs politiques et leur permet d’exister socialement dans le pays. Le blanc les a consulté ! Ils ont déjeuné avec l’ambassadeur, la délégation x ou y les a rencontré. Ils ont voyagé à Paris, à Washington ou en Jamaïque. Ils ont été validés par l’étranger. L’avilissement à l’état pur.         Le rapport avec la société coloniale et l’esclavage ? Tous les Haïtiens ne sont pas assurés de leur statut de citoyen, certain ont un acte de naissance « paysan » et même si en théorie l’égalité entre les deux types d’actes de naissance a été juridiquement établie, notre passif en matière de discrimination, d’abus et de trahison envers nos frères et sœurs n’est pas de nature à renforcer la confiance envers la société. L’existence encore de restavèk en est une autre manifestation.         Ce trouble que seule l’éducation et un état de droit peuvent guérir, nous fait tourner en rond. En effet notre personnel politique doit justifier son existence par le plus de bruit et d’audience possible car ses membres n’ont pas de plans, pas de projet politique, pas de vision de notre société en dehors des banalités d’usage. Penser l’État, penser la société c’est être capable de se dépasser, d’appréhender les gens dans leur quotidien, dans leur vie pour les accompagner comme citoyens bâtissant une nation et non comme parasites suçant l’État et le pays jusqu’au bout. Penser l’État c’est penser les gens dans leur réalité et non comme une entité abstraite, froide et statistique.        Alors pourquoi au milieu de tant de médiocrité aucun leader, aucun chef n’émerge-t-il ? Pas même un borgne au royaume des aveugles ? Je pourrais dire que cette société à été tellement fragmentée, divisée, sectorisée que plus rien de commun n’existe entre nous Haïtiens, mais ce n’est pas totalement vrai. Je pourrais dire que notre rêve ultime serait de ne plus être haïtiens mais d’être d’origine haïtienne, c’est-à-dire de nationalité américaine, canadienne ou européenne, mais de culture haïtienne. Mais tout le monde n’a pas ces rêves- là ou cette ‘’chance’’- là.  Avons-nous renoncé à former une nation ? Après plus de trente ans d’un travail de sape de l’unité et de l’identité haïtienne par certains secteurs, avons-nous renoncé à construire une nation, et opté pour un suicide collectif dont l’internationale prendra acte dès qu’elle aura trouvé la formule juridique pour gérer notre territoire et notre population ? Les nations meurent, disparaissent, contrairement à ce que beaucoup croient, rien n’est éternel.         Pourquoi le chef n’émerge-t-il pas ? Pourquoi sommes-nous incapables de nous parler et de discuter sans poser des demandes exorbitantes qui sont la négation du concept même de négociation ? Mais au bout du compte, le plus important est de savoir pourquoi la vie humaine n’a pas de valeur en Haïti ? Pourquoi le peuple ne sert qu’à prendre le pouvoir ? Pourquoi la dignité humaine, l’intégrité physique des personnes nous paraissent secondaires face à des compromis politiques ? Vos places, vos postes valent-ils plus que nos vies ? La dignité, le respect, l’honnêteté, l’intégrité sont malheureusement des concepts dépassés en Haïti. Dans ce cas, seuls des prédateurs, des assassins et des criminels émergent. À moins que nous décidions de faire nation, qu’un catalyseur nous pousse, nous force à nous questionner et que nous commencions à nous poser les bonnes questions. Peut-être qu’à partir d’un canal, d’une réaction extérieure aussi absurde que ridicule nous pourrons enfin revenir à la seule recette qui ait jamais marché pour nous « l’union fait la force » et comme la force véritable est tranquille jour après jour nous pourrons bâtir notre pays, notre nation, car en définitive il n’y a pas, de sauveur pour un peuple qui se prend en charge. Juste sa volonté collective de se libérer. Xavier DalencourArtiste & CurateurEnseignant en géographie & géopolitique