Les chroniques de Jorel François

Directeur du Centre Lacordaire

Être optimiste dans l’Haïti d’aujourd’hui?

Malgré l’abominable situation actuellement en cours en Haïti, une petite équipe de professeurs, de chercheurs nationaux et internationaux ont pu, grâce aux nouvelles technologies, se réunir l’été dernier pour partager leurs réflexions à propos de l’homme, de l’haïtien en particulier, de sa capacité d’endurance face à l’adversité, et de rebondissement face aux facteurs de nuisance liés non seulement aux éléments mais aussi aux actions et interactions parfois délétères des uns par rapport aux autres. Beaucoup de personnes intéressées ont suivi à distance, des étudiants sur place, assoiffés d’espoir, comme un appel d’air, pour Haïti et pour eux, en particulier, ont quand même pu se déplacer malgré la conjoncture, pour venir à ce rendez-vous annuel et réfléchir sur la thématique. Comment dire l’optimisme dans une situation aussi terrifiante, aussi inhumaine, comme celle que vivent de nombreux compatriotes depuis un certain temps déjà, comment rebondir par-delà les traumatismes subis, telle a été alors la question posée.

Il faut naturellement distinguer, à propos de l’optimisme, une conception populaire et une autre, philosophique. L’optimisme, au sens usuel du terme, invite à ne considérer dans les choses que ce qu’elles peuvent comporter de positif. L’approche philosophique de la notion est beaucoup plus complexe.

Au moins depuis le Candide de Voltaire, Leibniz est connu pour être le philosophe de l’optimisme. Et il faut entendre par-là celui pour qui notre monde est le meilleur des mondes possibles. Aussi, conformément à l’étymologie latine du terme, Voltaire a-t-il judicieusement rappelé, dans Candide, que les optimistes « qui ont avancé que tout est bien ont dit une sottise : il fallait dire que tout est au mieux ». On perçoit bien l’ironie du patriarche de Ferney face au ridicule de cette affirmation, car l’idée d’un monde meilleur implique évidemment celle d’ordonnancement, de beauté…, de justice ; des éléments certes déjà évoqués par les stoïciens, mais qui, sous la plume de Leibniz, ne souffrent vraisemblablement aucune exception. Dans sa Théodicée, Leibniz explique « que Dieu veut tout le bien en soi antécédemment, qu’il veut le meilleur conséquemment comme une fin, qu’il veut l’indifférent et le mal physique quelquefois comme un moyen, mais qu’il ne veut que permettre le mal moral à titre du sine qua non ou de nécessité hypothétique qui le lie avec le meilleur ».

Tout y est, ou presque : l’idée d’un mal physique, comme celle d’un autre, moral. Le mal physique est ce qui arrive de négatif dans le monde indépendamment de l’homme. Le mal moral renvoie au mal commis. Dieu veut le bien, de manière antécédente, mais en raison de cela, il arrive qu’il « veuille » le mal physique et « permette » le mal moral, de façon conséquente, fait observer Leibniz.

On le voit bien : sous la plume de cet immense philosophe et le dernier grand métaphysicien jusqu’à date, tous les types de maux sont pour ainsi dire justifiés, et ils concourent au bien voulu par Dieu. Certains éléments de cette explication, déjà présents sous la plume des stoïciens, ont été repris par saint Augustin et perpétués dans la tradition métaphysique occidentale, et Leibniz en est le digne héritier. Mais c’était sans compter avec Voltaire, qui les tourne en ridicule, et avec Kant et toute la tradition philosophique qui en découle, qui permettent de prendre la mesure du scandale, sachant que déjà, à en croire ce que nous a rapporté Lactance, Épicure soulignait déjà le dilemme à travers la formule bien connue qui, d’un côté, oppose volonté et toute-puissance de Dieu et de l’autre, bonté et méchanceté, à moins qu’il n’existe simplement pas, ce que personne n’est vraiment en mesure de démontrer. Il ne faut pas oublier non plus la révolte de Job, dans la tradition sémitique, face au mal de la souffrance. Et l’énigme du mal est d’autant plus terrible que Dieu existe et qu’il est bon et tout-puissant.

Cultiver son jardin, formule aussi bien connue, voilà ce à quoi invite le Candide de Voltaire face aux efforts ridicules de justification du mal. Voilà aussi, pour couper court, une voie possible pour dire l’optimisme au cœur de cette crise épouvantable que traverse Haïti et qui met en péril jusqu’à son existence même comme entité nationale.

Si cette invitation témoignait du mépris de Voltaire pour la métaphysique qui, selon plus d’un, discourt trop sur ce dont elle n’a aucune prise, ce n’est donc peut-être pas de la métaphysique en tant que telle, dans le cas d’Haïti, qu’il faudrait se détourner, mais d’un certain rapport avec le monde des « invisibles », comme on dit là-bas. Inviter le peuple à sortir de cette fixation sur l’autre monde, qui lui fait passer son temps à attendre un secours qui ne vient pas et lui apprendre à habiter la terre. Jacques Roumain, dans Gouverneurs de la rosée, son roman posthume, mondialement connu, grâce à André Breton, qui a aidé à sa publication, invitait déjà à ce programme.

Il y a les affaires du ciel, et les affaires de la terre. Les libations de sang des poulets et des cabris et, sans doute, pas plus que les prières et les jeûnes…, ne peuvent faire ce qui doit être fait par l’engagement de l’habitant sérieux, du travail de l’homme.

Il faudrait relire Gouverneurs de la rosée traduit dans au moins une vingtaine de langues et encourager l’Haïtien à reprendre confiance en ses capacités d’action. Se retrousser les manches, s’organiser, faire « un grand coumbite » pour creuser le canal, partager l’eau qui fertilise, et faire fructifier de nouveau cette terre acquise au prix du sang de nos ancêtres et de la lourde indemnité que paya la sueur de nos paysans.

On peut défricher son pré carré, mais en ayant conscience que le jardin, c’est le monde en tant que tel. Voltaire, à Ferney, plantait des arbres, donnait du travail aux paysans, mais se tenait au courant de tout ce qui se passait à Paris, en Europe, dans le monde. L’universel se vit dans le particulier.

Cultiver son jardin est une voie qui permet de sortir de l’illusion de vouloir que le monde change sans s’impliquer soi-même pour le changer. Il donne une certaine prise sur les choses, rend possible un certain ancrage dans le réel, et ce faisant, éviter de sombrer dans l’abattement et le désespoir.