Les chroniques de Jorel François

Directeur du Centre Lacordaire

Haïti et la servitude volontaire

Nous l’avons appris dans les médias : des gangs hier encore ennemis, pour la plupart, se sont unis tout à coup pour exiger le départ de M. Ariel Henry, qui venait d’autoriser l’envoi de policiers kenyans en Haïti. Le chef d’un regroupement de plusieurs gangs de la Capitale aurait menacé le pays d’une guerre civile si M. Henry ne se retire, alors que la plupart des haïtiens subissent déjà les conséquences d’une guerre civile qui ne dit pas son nom. Faisant office de premier ministre depuis trois ans, à la suite d’un tweet, dit-on, après l’assassinat de M. Jovenel Moïse, le dernier chef d’État élu, M. Henry aurait alors donné sa démission le 11 mars dernier. Et les États-Unis, de son côté, auraient accordé quarante-huit heures aux politiciens haïtiens pour former un Conseil Présidentiel de sept membres, ce qui serait déjà fait depuis, même si le dit Conseil n’est pas encore installé, mais il faut bien remarquer que tout cela se passe sans vraiment tenir compte de ce qui est demandé par la Constitution.

Comment comprendre, qu’un pays, soi-disant indépendant accepte de se faire ainsi dicter sa conduite, et cela depuis plus d’un siècle, avec toujours les mêmes résultats, qui sont d’ailleurs de plus en plus catastrophiques, de plus en plus macabres au point qu’aujourd’hui c’est l’existence même du peuple haïtien qui est en jeu? 

Qu’est-ce qui fait que l’on accepte de céder une part de sa liberté (naturelle) pour obéir à un gouvernement et à des lois civiles sinon, comme le soutient Hobbes, que parce que ce qu’il nous reste de liberté est protégée par ces lois civiles et par ce gouvernement qui la restreignent pour mieux la rendre possible et moins menacée dans l’État de nature?

Dans nos États modernes, le pouvoir vient du peuple. Il en est la source en tant que c’est lui qui le donne, tout au moins en principe. Les lois sont élaborées et promulguées par les autorités légitimes, c’est-à-dire celles choisies à cette fin par le peuple, et ces autorités ont pour premier devoir de servir le peuple et le bien commun du peuple. Mais dans un cadre hobbesien, qui ne reste pas moins vrai non plus en quelque sorte dans celui de nos sociétés actuelles, protéger les vies et les biens est ce qui fonde la légitimité des lois et des gouvernements. Quand cette condition n’est pas satisfaite, l’individu a le droit de rompre le contrat, et le peuple est en droit de se soulever contre le Léviathan, c’est-à-dire contre le pouvoir en place, et le renverser. Il a le devoir de rejeter ces lois qui ne protègent pas sa vie et les ressources qui rendent sa vie possible, et les remplacer par d’autres meilleures. Dans l’histoire, certains comme Cicéron, ou comme Thomas d’Aquin, ont été jusqu’à autoriser et justifier le meurtre du tyran qui gouverne au détriment du bien commun…

Cela étant, qu’est-ce qui fait qu’un homme, un peuple, et en ce cas précis, le peuple haïtien, accepte d’être le jouet de gouvernements qu’il n’a pas choisis, de mercenaires qui œuvrent contre le bien commun, contre les intérêts nationaux, et qui contribuent de plus en plus à l’enfoncer dans des calamités et des désastres sans nombre?

Un gouvernement qui ne peut protéger les vies et les biens, et qui protège des gangs, qui semble donner carte blanche à ces derniers pour séquestrer, rançonner, violer, et tuer… qu’est-ce qui peut bien expliquer que le peuple le subisse et ne se soulève pas pour le renverser et établir un ordre autre, différent?

Étienne de La Boétie rappelle que « le tyrans mesmes trouvoyent fort estrange que les hommes peussent endurer un homme leur faisant mal ». Le tyran n’a de pouvoir que parce que le peuple le laisse faire, et de ce fait, il se fait complice de sa tyrannie…

Quand bien même il aurait tiré sa légitimité de puissances étrangères qui l’imposent au peuple et qui le soutiennent, pour gouverner, il faut qu’il compte sur des structures et des réseaux locaux : des hommes et des femmes qui sont fils et filles de ce même peuple qu’il opprime. Et si ces derniers acceptent de participer au gouvernement, et donc aux oppressions et injustices, c’est parce qu’à leur tour ils tirent leur épingle du jeu, et de proche en proche, tout le monde ou presque y trouve son compte. Étienne de La Boétie explique : « C’est le peuple qui s’asservit, qui se coupe la gorge, qui ayant le chois d’estre subjet ou d’estre libre, quitte sa franchise et prend le joug, qui consent à son mal ou plustot le pourchasse ».

Et il suffit, pour s’en sortir, soutient Étienne de La Boétie, que le peuple le veuille. Mais il convient de distinguer volonté et velléité. La velléité est un désir mou, sans vrai consistance; la volonté suppose l’alliance entre l’intelligence et le courage, la mobilisation de moyens qui peuvent conduire au sacrifice. La Boetie écrit : « Les hardis pour acquérir le bien qu’ilz demandent ne craignent point le danger; les advisez ne refusent point la peine; les lasches et engourdiz ne séçavent ni endurer le mal ni recouvrer le bien. Ils s’arrestent en cela de le souhaitter et la vertu d’y prétendre leur est ostée par leur lascheté ».

Il faut donc, pour briser ses chaînes et cesser d’être esclaves, vouloir être libre, et le vouloir vraiment, c’est-à-dire consentir à aller au-delà de la simple velléité, la convertir en volonté. La Boétie est tout à fait au courant des exemples d’assassinat de tyrans dans l’Antiquité : Hermodius et Aristogiton qui assassinèrent Pisistrate, tyran d’Athènes, ou le cas de Trasybule mettant fin à la tyrannie des Trente, toujours à Athènes, pour ne citer que ces derniers, mais au lieu d’en appeler au tyrannicide, il recommande la désobéissance civile… « Soyez résolus de ne servir plus et vous voilà libres. Je ne veux pas que vous le poussiez ny le bransliez, mais seulement ne le soustenez plus… ».

Il suffit donc, pour redevenir libre, cesser d’obéir. Le tyran, « il n’est pas besoin de le combattre, il n’est pas besoin de s’en défendre : il est de soy mesme deffait mais que le pays ne consente à la servitude. Il ne fault pas luy rien oster mais ne luy donner rien. Il n’est point besoing que le pays se mette en peine de faire rien pour soy mais qu’il ne se mette pas en peine de faire rien contre soy ».

Prendre conscience que ceux qui nous dominent et nous oppriment nous spolient et nous dépouillent. Se réaliser que leur richesse fait notre malheur, c’est ce que nous devrions avoir qu’ils nous ôtent, accumulent et gaspillent. Les tyrans sont, tel le feu qui, pour s’alimenter, ont sans cesse besoin de combustibles : « plus ilz pillent, plus ilz egigent, plus ilz ruinent et destruisent, plus on leur baille, plus on les sert, d’autant plus ilz se fortifient et deviennent tousjours plus fortz et plus frais pour anéantir et destruire tout si on ne leur baille rien, si on ne leur obeyt point, sans combatre, sans frapper, ilz demeurent nudz et deffaictz et ne sont plus rien ».

En prendre conscience et se refuser de contribuer au jeu, dire non, se rebeller, reste possible car « celuy qui vous maistrise tant n’a que deux yeux, n’a que deux mains, n’a qu’un corps et n’a aultre chose que ce qu’a le moindre homme du grand nombre infiny de vos villes ». S’il est vrai que pour vous opprimer il s’appuie sur des réseaux, il faut prendre conscience que ce sont vos propres vos fils qui tissent et constituent le maillage. Il suffit donc de cesser d’alimenter les réseaux, s’attaquer à eux, pour isoler le tyran, et le faire tomber de son piédestal.

Il s’agit de savoir si oui ou non on veut être libre, et accepter de payer le prix de la liberté. Il suffit que des hommes et des femmes ne réduisent plus d’autres hommes et d’autres femmes en esclavage, ou plutôt les forcer à ne plus le faire…

Pour que l’État devienne sûr, sécuritaire et prospère, il faut commencer déjà par s’assurer que ses citoyens cessent de travailler à sa ruine et se mettent au service de son développement.