Les chroniques de Jorel François

Directeur du Centre Lacordaire

Le génocide se poursuit

Il y a deux manières fondamentales, pareillement insuffisantes, d’aborder les phénomènes politiques et économiques dans un pays sous influence étrangère: une première, strictement endogène, et une deuxième, exogène.

La façon endogène, qui consiste à ne considérer que les paramètres internes au pays, permet à l’observateur ou à l’analyste de faire preuve de « rationalité », de se montrer « intelligent » et surtout de se mettre à l’abri des jugements négatifs susceptibles de venir du côté qu’il se garde parfois à dessein d’évoquer. Tout est alors mis sur le compte des paramètres internes comme si les pays fonctionnaient en vase clos et en complète autarcie.

Avec l’approche exogène, où l’on prend en compte les paramètres extérieurs, non seulement l’analyste s’expose beaucoup plus aux coups que s’il se cantonnait dans les facteurs endogènes mais encore, il risque de se faire passer pour un illuminé, un mythomane, alors peu crédible.

On passe pourtant à côté de la vérité, on risque, en tout cas de ne la saisir que très superficiellement si, pour comprendre la situation actuelle d’Haïti, et son histoire récente, on se limite à décrire et analyser uniquement ce que l’on peut observer sur le terrain, à l’intérieur de ses frontières, sans aller au-delà, sans tenir compte des influences étrangères pour compléter le tableau. Il ne faut alors pas avoir peur, pour avoir une vision plus équilibrée de la situation, de retourner la tête et regarder du côté d’où sont prises les décisions, du côté d’où viennent les ordres, et de ceux qui financent leur mise en application, et aussi reconnaître que ces faiseurs de marionnettes ont évidemment des complices internes au pays sur qui ils s’appuient pour rendre leur ingérence possible et être plus efficaces.

L’année dernière, j’avais rédigé une note intitulée « Un génocide en marche ». Elle avait fait quelques remous auprès de quelques personnes estimant sans doute qu’il s’agissait là d’un concept qui ne s’appliquait pas tout à fait au cas haïtien.

Nous n’avons pas, dans le contexte haïtien, des autorités ottomanes qui décident l’extermination de plusieurs milliers d’Arméniens, des Nazis qui appliquent la solution finale contre des Juifs, ni des Hutus opposés à des Tutsis, mais bien quelques groupes d’Haïtiens avec les armes braquées contre le reste de la population et en particulier contre les plus pauvres, qui n’ont d’autre horizon et espérance que ce coin de terre laissée par les ancêtres et très chèrement acquise. Nous n’avons donc pas d’étrangers qui explicitement s’attaquent à la population locale pour des motifs ethniques, politiques ou religieux…

Pourtant, soutenir que nous n’avons pas affaire à un génocide dans ce qui est actuellement en train de se produire en Haïti, c’est oublier le cas des Khmers rouges, au Cambodge qui, dans les années 1970, ont affamé une partie de leur population opposée à leur politique soi-disant communiste, jusqu’à en faire des milliers de victimes. C’était bien d’un génocide dont il s’agissait, même si certains préfèreraient plutôt le concept de « crime de masse » ou « crime contre l’humanité ». Et cela a été reconnu comme tel, au moins dans certains milieux, puisque Pol Pot et quelques-uns de ses compagnons ont bien été condamnés par contumace en 1979 pour génocide.  

Ce n’est donc pas banaliser l’acte génocidaire quand certains plaident pour que des crimes de masse analogues avec des motifs discriminatoires à connotation ethnique, religieuse…, soient logés à l’enseigne de ce concept.

En Haïti ce sont des chefs de gangs qui sont officiellement à l’œuvre : attaques répétées contre une population désarmée, sans défense ; détricotage systématique de ses structures de résistance,  entretien de la peur, sabotage de ses structures économiques et sociales, pillages, incendies qui n’ont même pas épargné la bibliothèque nationale du pays ni d’autres institutions comme le Petit-Séminaire Collège Saint-Martial ou encore l’École Normale Supérieure de Port-au-Prince ; viols, meurtres à répétition, crimes de masse; impossibilité pour les hôpitaux, quand ils ne sont pas incendiés, de donner des soins. Le bassin de Port-au-Prince, un désert – avec un paysage analogue à celui d’un pays en guerre, alors que ce n’est officiellement pas le cas pour Haïti. Il s’agit de faire place nette à ce qui doit advenir. C’était d’ailleurs en raison de cela que la Capitale n’a pas été reconstruite après le tremblement de terre de 2010.

Mais ne nous y trompons pas : les gangs ne sont que la fine pointe de l’iceberg, la cheville ouvrière d’un programme bien rodé. Les autorités politiques aussi d’ailleurs contribuent à leur façon à l’avancement du projet. On les voit, l’air hébété, hagards, les mains vides de projets honnêtes et sérieux, fermés à toute négociation, comme si elles voulaient montrer ouvertement qu’elles ne sont pas les maîtresses du jeu mais seulement des mercenaires qui font de l’argent en vendant leur âme, le peuple et son histoire. Et dans le milieu haïtien, cela se sait, et cela se dit ; mais au niveau de l’International, pour qu’il en soit question, il faudrait des preuves, et des évidences. Les évidences même, on ne les voit que lorsqu’on veut les voir. Cette main peut bien ne pas en être une, tout en étant bel et bien une main ; tout dépend des dispositions de celui qui regarde.

Les bandits de Port-au-Prince ont sans doute utilisé l’argent des kidnappings pour financer l’achat de leurs armes, des drones et minutions. Ils ont peut-être aussi entre les mains l’argent de la drogue pour se faire payer et bien s’organiser. Cela étant, des indices permettent aussi de soupçonner l’existence d’une main invisible bien résolue, bien déterminée dans les ordres qui sont donnés, dans cet acharnement contre un peuple aussi infortuné et qui ne demande qu’à être laissé tranquille. Cette main a probablement aussi de l’argent instillé dans cette descente aux enfers du peuple haïtien. Et si tel est bien le cas, elle ne serait alors pas prête de s’arrêter parce qu’elle a des objectifs bien précis.

Faut-il rappeler : le porte-parole de cette main invisible avait évoqué sur les ondes d’une radio de Port-au-Prince ce projet génocidaire et j’en avais déjà fait écho dans un billet: « Il faut débarrasser Haïti de ces Nègres, avait dit le porte-parole. Ou ils retournent en Afrique, ou nous les exterminons (…) Nous nous servirons d’eux-mêmes pour les exterminer. Nous leur fournissons des armes pour qu’ils s’entretuent. Une fois qu’ils auront été exterminés, nous les remplacerons par d’autres populations.

Il faudra qu’Haïti devienne comme la République Dominicaine, une terre où il n’y a presque plus de Nègres ».

Et les actes de suivre les paroles. L’espace aérien, les frontières maritimes et terrestres du pays n’étant pas surveillés, des armes et des munitions se déferlent sur le territoire national; des armes qui ont quand même une signature, une origine connue. Certes quelques bandits, à plusieurs reprises, ont été interceptés dans leur va-et-vient entre le pays et la République voisine, quelques cargaisons d’armes bloquées dans tel ou tel port du pays ou à l’aéroport, mais en réalité les crimes continuent et se multiplient, des vies humaines emportées sous les balles assassines; une population aux abois. Pendant ce temps, des dirigeants sans état d’âme, qui n’ont pas été choisies par le peuple, des responsables insouciants, manifestement incompétents, qui ne disent rien, qui ne font rien pour arrêter l’effondrement de l’État et ce sort inhumain fait au peuple. Jusqu’où faudra-t-il alors descendre avant un possible réveil des consciences?

Les enjeux de ces massacres sont sans doute plus divers, plus complexes mais n’avons-nous pas déjà, dans cette déclaration faite sur une radio de la Capitale un élément sérieux à prendre en compte, et envisager dans quelle mesure il y aurait des liens de cause à effet à mettre en évidence dans ce qui est actuellement en cours dans le pays? 

Plusieurs citoyens haïtiens ont évoqué publiquement des motifs possibles de cette descente aux enfers, pourquoi leurs voix ne sont-elles pas relayées et que le programme suit son cours comme si rien n’a jamais été dit à ce propos?

Tout finit par se savoir. Un jour viendra et l’on verra clairement à qui profitent tous ces crimes perpétrés contre ce malheureux peuple sans défense.